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Cette difficulté ne pouvait être résolue par les moyens habituels. Akhimas ne savait pas comment expliquer le comportement de la femme de Medvédev. C'est peut-être cela l'amour dont on parle dans les romans ? Mais il ne croyait pas aux romans, et, depuis le lycée, il n'en avait plus jamais ouvert un seul. Il était inquiet et mal à l'aise.

Il avait quitté la soirée sans avoir rien dit à Evguénia Alekséievna et, remontant à cheval, il était retourné à Solé-novodsk où il avait raconté à son oncle ce qu'il en était de la pièce blindée en lui parlant également de la difficulté qui avait surgi. Chiran avait réfléchi et dit : " Une femme qui trahit son mari, c'est mal. Mais il ne nous appartient pas d'essayer de voir clair dans les menées du destin, il faut simplement se plier à ses exigences. Et il serait agréable au destin que nous pénétrions dans la chambre blindée avec l'aide de la femme de Medvédev, c'est évident. "

Pour ne pas alerter les gardes par le martèlement des sabots de leurs chevaux, Chiran et Akhimas étaient montés à pied jusqu'à la maison de Medvédev, laissant leurs

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montures dans un fourré, en contrebas du ravin. En bas, dans la plaine, ne brillaient que quelques rares lumières. Sémigorsk dormait déjà. De petits nuages transparents glissaient avec légèreté sur un ciel d'un noir vert, rendant la nuit alternativement plus claire ou plus sombre.

C'était Akhimas qui avait élaboré le plan. A un signal convenu, Evguénia ouvrirait la porte du jardin. De là, pénétrant dans la cour, ils assommeraient les deux gardiens et descendraient dans la cave. Evguénia ouvrirait la porte blindée, car son mari lui avait montré le mécanisme et notait chaque jour le numéro de la combinaison sur un petit papier qu'il cachait dans sa chambre, derrière une icône. Il avait toujours peur de l'oublier car, dans ce cas, il faudrait démonter tout le pavage en pierre du sol, seul moyen de pénétrer dans la chambre forte. Ils ne prendraient pas tout mais seulement ce qu'ils pourraient emporter. Akhimas emmènerait Evguénia avec lui.

Alors qu'ils mettaient au point les derniers détails, Evguénia l'avait tout à coup regardé dans les yeux et lui avait demandé : " Lia, tu ne vas pas me tromper, hein ? "

II ne savait comment se comporter avec elle. Son oncle ne lui donnait aucun conseil. " Quand viendra l'instant de la décision, ton cour te dictera ta conduite ", s'était-il contenté de lui dire. Mais Chiran n'avait pris que trois chevaux : un pour lui, un pour Akhimas, et un troisième pour le butin. Et c'est en silence que son neveu l'avait regardé sortir de l'écurie le cheval roux, le cheval moreau et le cheval bai.

Tout en progressant sans bruit le long de la muraille blanche, Akhimas s'était demandé de quelle manière son cour allait lui parler. Pour le moment, ce cour se taisait.

La porte s'était ouverte instantanément, sans faire grincer ses gonds soigneusement huilés. Evguénia se tenait dans l'embrasure, vêtue d'une cape de feutre et d'un gros bonnet cosaque. Elle était habillée pour la route.

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" Marche derrière, femme ", lui avait murmuré Chiran. Et elle s'était écartée pour les laisser passer.

Medvédev employait six soldats à la retraite. Ils assuraient leur garde à deux, se relayant toutes les quatre heures.

Akhimas s'était collé à un pommier pour observer ce qui se passait dans la cour. Un premier garde somnolait, assis sur une petite butte près du portail, son fusil entre les bras. L'autre allait et venait à pas cadencés entre la porte et la maison : trente pas dans un sens, trente dans l'autre.

Il fallait les tuer tous les deux, bien sûr, et quand, lors de sa discussion avec Evguénia, il avait accepté l'idée de seulement les assommer et les ligoter, Akhimas savait que cette promesse était impossible à tenir.

Akhimas avait attendu que celui qui allait et venait s'arrête pour allumer sa pipe. Il s'était alors approché de lui par-derrière sans faire de bruit grâce à ses chaussures souples et l'avait frappé un peu au-dessus de l'oreille à l'aide d'un casse-tête, instrument irremplaçable quand il s'agit de tuer très vite, bien supérieur au couteau qu'il faut ressortir de la blessure, ce qui fait perdre une seconde.

Le soldat n'avait même pas poussé un cri, et Akhimas avait attrapé au vol son corps devenu soudain tout mou, mais le second ne dormait que d'un oil, et au craquement de l'os enfoncé il avait bougé et tourné la tête.

Alors, repoussant le corps sans vie, Akhimas avait franchi en trois bonds immenses la distance qui le séparait du portail. Ahuri, le soldat avait ouvert sa bouche sombre, mais n'avait pas eu le temps de crier. Un coup porté à sa tempe l'avait fait basculer en arrière, et sa tête était allée heurter les solides planches de chêne avec un bruit sourd.

Akhimas avait tiré le premier cadavre dans l'ombre et installé l'autre dans la position où il l'avait trouvé.

Puis il avait fait un geste de la main, et Chiran et Evguénia s'étaient avancés dans la cour éclairée par la lune. La

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femme avait regardé sans rien dire le cadavre assis et avait serré ses mains autour de ses épaules. Ses dents faisaient entendre un claquement faible et régulier. C'est alors qu'Akhimas s'était aperçu, à la lumière de la lune, que, sous sa cape, elle portait une tenue d'officier circassien avec un poignard à la ceinture.

" Avance, femme, va ouvrir la chambre de fer ", avait ordonné Chiran en la poussant en avant.

Ils avaient pris l'escalier qui descendait à la cave. Evgué-nia avait ouvert la porte avec une clé. En bas, dans la salle carrée dont une paroi était entièrement en acier, elle avait allumé une lampe. Puis elle avait saisi la grosse roue de la porte blindée et avait commencé à la tourner tantôt à droite, tantôt à gauche, en suivant les indications d'un papier qu'elle tenait à la main. Chiran suivait l'opération avec curiosité en hochant la tête. Un craquement s'était fait entendre dans l'épaisseur de la porte. Evguénia avait alors voulu tirer le vantail vers elle, mais l'acier était trop lourd.

Chiran avait écarté la femme pour tirer à son tour, et le panneau blindé avait cédé, d'abord avec difficulté, puis de plus en plus facilement.

Prenant la lampe, Akhimas était entré. La pièce était plus petite qu'il ne l'avait imaginé : environ dix pas de large et quinze de long. S'y trouvaient des coffres, de petits sacs et des dossiers.

Chiran avait ouvert puis aussitôt refermé un des coffres : il contenait des lingots d'argent. Or ils ne pouvaient pas en emporter beaucoup, c'était trop lourd. En revanche, en secouant les sacs, ils avaient entendu tinter des pièces d'or, et l'oncle avait eu un clappement approbateur des lèvres. Il avait commencé par glisser un certain nombre de petits sacs sous sa veste, puis avait jeté les autres dans sa cape étalée par terre.

Akhimas s'était surtout intéressé aux dossiers. Ils contenaient des actions et des obligations. Il s'était mis à les trier, choisissant celles qui avaient fait l'objet d'une émission

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massive et dont les valeurs nominales étaient les plus élevées. Les actions de Krupp, de Rothschild et des manufactures de Khlioudov valaient plus cher que l'or, mais Chiran était un homme de l'ancien temps et n'était pas près de croire une chose pareille.

Ahanant sous l'effort, l'oncle avait jeté sur ses épaules son lourd ballot, lancé derrière lui un regard plein de regret - il restait en effet encore beaucoup de petits sacs - et, poussant un soupir, il s'était dirigé vers la sortie. Akhimas avait fourré sous son veston un gros paquet d'obligations. Evguénia, elle, n'avait rien pris.

Mais comme l'oncle s'engageait dans le petit escalier qui menait à la cour, une salve avait retenti. Chiran était parti à la renverse et avait dévalé les quelques marches, la tête la première. Son visage était celui d'un homme qui vient d'être frappé par une mort subite. De sa cape ouverte, tintant et étincelant, l'or se déversait sur le sol.