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Akhimas s'était mis à quatre pattes, et, grimpant tout doucement l'escalier, il avait prudemment passé la tête. Il tenait à la main un revolver américain coït à canon long, chargé de six balles.

Dans la cour, il n'y avait personne. Les ennemis s'étaient retranchés sur la terrasse, et on ne pouvait pas les voir d'en bas. Mais sans doute ne voyaient-ils pas, eux non plus, Akhimas, les marches de l'escalier étant à cet instant plongées dans une obscurité profonde.

Brusquement, la voix de Lazar Medvédev s'était fait entendre : " L'un de vous deux a été tué ! Qui, Chiran ou Akhimas ? "

Akhimas avait visé en direction de la voix, mais n'avait pas tiré. Il n'aimait pas manquer sa cible.

- Chiran, c'était Chiran ! avait crié le converti, sûr de lui. Vous, monsieur Velde, vous êtes plus svelte. Sortez, jeune homme. Vous n'avez pas d'autre solution. Avez-vous entendu parler de l'électricité ? Quand la porte de la salle blindée s'ouvre, un signal s'allume dans ma chambre. Ici

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nous sommes quatre : moi et trois de mes soldats. J'ai envoyé le quatrième quérir le commissaire de police. Sortez, ne perdons pas notre temps ! Il se fait tard !

Ils avaient tiré une seconde salve, sans doute pour l'impressionner, et les balles avaient ricoché sur les murs de pierre.

Derrière Akhimas, Evguénia avait chuchoté : " Je vais sortir. Il fait nuit, j'ai ma cape, et ils ne comprendront pas. Ils penseront que c'est toi. Ils quitteront leur abri, et tu n'auras plus qu'à les tuer tous. "

Akhimas avait réfléchi à sa proposition. Maintenant, s'il en avait envie, il pouvait emmener Evguénia : l'un des trois chevaux était disponible. Ce qui était bête, c'était de ne pas pouvoir atteindre le fourré. " Non, avait-il dit, ils me craignent trop, ils tireront tout de suite. - Mais non, avait répondu Evguénia. Je lèverai mes mains très haut. "

Elle avait facilement enjambé Akhimas qui restait tapi au sol et était sortie, les bras écartés sur les côtés, comme si elle craignait de perdre l'équilibre. A peine avait-elle fait cinq pas que des coups de feu avaient fusé.

Evguénia était tombée en arrière. Descendant précautionneusement de la terrasse obscure, quatre silhouettes s'étaient approchées du corps immobile. J'avais raison, s'était dit Akhimas, ils ont tiré. Et il les avait tués tous les quatre.

Dans les années suivantes, il n'avait que rarement repensé à Evguénia. Seulement quand, par hasard, quelque chose évoquait son souvenir.

Ou en rêve.

A trente ans, Akhimas Velde aimait jouer à la roulette. Ce n'était pas affaire d'argent. De l'argent, il en gagnait par d'autres moyens - beaucoup, infiniment plus qu'il ne pouvait en dépenser. Ce qui lui plaisait, c'était de vaincre le hasard aveugle et de dominer le monde des chiffres. Avec un petit cliquetis sympathique, son métal et son acajou verni lançant des étincelles, la roue avait l'air de tourner selon des lois connues d'elle seule. Pourtant, un calcul juste, la maîtrise de soi et de ses émotions fonctionnaient ici tout aussi bien que dans les autres situations qu'avait connues Akhimas. La règle était donc toujours la même, et il la connaissait depuis son enfance. L'unicité de la vie derrière l'infinie multiplicité de ses formes, voilà ce qui intéressait Akhimas. Et chaque nouvelle confirmation de cette vérité amenait son cour aux battements parfaitement réguliers à accélérer très légèrement son rythme.

Il y avait parfois dans sa vie de longues périodes d'inactivité durant lesquelles il fallait bien s'occuper à quelque chose. Les Anglais ont fait une découverte particulièrement heureuse qu'ils ont appelée hobby. Akhimas, pour sa part, avait deux hobbies : la roulette et les femmes. Pour ce qui était des femmes, il recherchait les meilleures, les plus femmes, en d'autres termes, des professionnelles. Celles-ci, conscientes d'avoir des règles à observer, étaient peu exigeantes et

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sans surprises. Les femmes étaient également infiniment diverses, tout en restant la Femme, unique et immuable. Akhimas commandait les plus chères dans une agence parisienne, d'ordinaire pour une durée d'un mois. S'il tombait sur une femme qui lui donnait particulièrement satisfaction, il prolongeait son contrat d'autant, mais jamais plus, telle était sa règle.

Trouvant à y satisfaire au mieux ses deux hobbies, il avait choisi depuis deux ans de vivre à Rouletenburg, ville d'eaux allemande réputée pour être la cité la plus gaie d'Europe. Rouletenburg ressemblait à Solénovodsk: semblables sources d'eau minérale, même foule paresseuse et oisive où personne ne connaît personne et ne s'intéresse à personne. Seules manquaient les montagnes, mais l'impression générale de provisoire, d'immédiat, de non-authentique était exactement la même. Pour Akhimas, une ville d'eaux était en quelque sorte un joli petit modèle réduit de la vie, réalisé à une échelle de 1/500 ou 1/1000. Un homme passe sur terre cinq cents mois, mille tout au plus s'il a de la chance, or on ne venait à Rouletenburg que pour un mois. Ce qui voulait dire que la vie d'un curiste durait en moyenne trente jours. C'est avec cette périodicité que se succédaient ici les générations, et cette durée comprenait tout : la joie de l'arrivée, les habitudes qui s'instauraient, les premiers signes d'ennui, la tristesse d'avoir à retourner dans le vrai monde, le monde grandeur nature. On vivait ici des aventures sans lendemain, des passions courtes mais intenses, on y avait ses célébrités passagères et ses événements de courte portée. Akhimas, quant à lui, était un spectateur permanent de ce théâtre de marionnettes. Il s'était fixé une durée de vie propre, différente de celle des autres.

Il occupait l'une des plus belles chambres de l'hôtel Kaiser, dans lequel descendaient les nababs indiens, les Américains propriétaires de mines d'or ainsi que les

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grands-ducs russes voyageant incognito. Ses rabatteurs savaient où le trouver. Et quand Akhimas partait exécuter un contrat, il gardait tout de même sa chambre, qui pouvait rester inoccupée durant des semaines, voire des mois, suivant la complexité de l'affaire.

Et la vie s'écoulait, agréable. Aux périodes de tension succédaient des moments de repos, pendant lesquels l'oil se réjouissait à la vue du tapis vert et l'oreille aux tressau-tements saccadés de la bille. Tout autour de lui bouillonnaient des passions concentrées par l'échelle du temps : des messieurs dignes pâlissaient et rougissaient, des dames se trouvaient mal, des doigts tremblants secouaient un porte-monnaie pour en faire tomber la dernière pièce d'or. Akhimas ne se lassait jamais d'observer ce spectacle passionnant. Lui-même ne perdait jamais, il avait sa martingale.

Et sa martingale était si simple et si évidente qu'il se demandait pourquoi les autres ne l'utilisaient pas. Ils manquaient simplement de patience, de maîtrise, de capacité à contrôler leurs émotions - qualités dont Akhimas regorgeait. Il suffisait de jouer toujours dans le même secteur en doublant chaque fois la mise. Si l'on a beaucoup d'argent, tôt ou tard, non seulement on rentre dans ses fonds, mais l'on gagne un petit quelque chose. Tout le secret était là. La seule chose, c'est qu'il fallait miser non pas sur un numéro unique, mais sur un large secteur. Akhimas misait habituellement sur un tiers du tableau, soit douze numéros.

Il se dirigeait vers l'une des tables où le montant des mises n'était pas limité, attendait que la chance délaisse le même tiers six fois de suite et commençait alors à jouer. Au premier coup, il misait une pièce d'or. Si aucun des douze numéros ne sortait, il en misait deux, puis quatre, puis huit, et cela jusqu'à ce que la petite bille s'arrête sur un bon numéro. Akhimas pouvait multiplier sa mise autant que nécessaire, il avait assez d'argent. Une fois, peu avant

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le Noël précédent, le deuxième tiers sur lequel il misait était resté vingt-deux fois sans sortir : les six coups d'observation, plus seize coups où il avait joué. Mais, chaque échec renforçant ses chances, Akhimas n'avait à aucun moment douté de son succès.