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En lançant sur la table des chèques dont les montants comptaient un nombre croissant de zéros, il avait repensé à un incident de sa période américaine.

Cela se passait en 66, l'année où il avait reçu une grosse commande de la Louisiane. Il s'agissait d'éliminer le commissaire du gouvernement fédéral qui empêchait les carpet-baggers de se partager les concessions. On appelait carpetbaggers, c'est-à-dire " porteurs de sacs de voyage ", les aventuriers entreprenants venus du Nord qui arrivaient dans le Sud récemment vaincu avec pour tout bagage un maigre sac de voyage et repartaient dans leurs pullmans personnels.

L'époque était troublée, et, en Louisiane, la vie humaine ne valait pas cher. La somme promise pour le commissaire était cependant importante, car c'était un homme particulièrement difficile à atteindre. Se sachant menacé, il faisait preuve d'une grande sagesse : il ne sortait jamais de chez lui. Il dormait, mangeait et signait ses papiers entre quatre murs. Sa propriété était surveillée nuit et jour par des soldats en uniforme bleu.

Faute de trouver plus près, Akhimas était descendu dans un hôtel situé à trois cents pas de la résidence du commissaire. De sa chambre, il voyait la fenêtre de son cabinet de travail. Le matin, à sept heures pile, la cible écartait ses rideaux. Cette opération prenait trois secondes, et à une si grande distance, il était difficile de viser correctement. Sa fenêtre était divisée en deux par un large montant en bois, et une difficulté supplémentaire tenait au fait que, chaque fois, le commissaire se plaçait soit un peu à gauche, soit un peu à droite de ce montant. Or Akhimas n'avait droit qu'à

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une tentative. S'il la manquait, c'en serait fini, l'occasion ne se représenterait plus. C'est pourquoi il ne devait agir qu'à coup sûr.

Il n'y avait que deux possibilités : la cible se trouverait soit à gauche, soit à droite. Supposons qu'elle se place à droite, s'était dit Akhimas. Il fallait bien faire une hypothèse ! Et il avait orienté son fusil à canon long, dont la crosse était serrée dans un étau, vers un point situé six pouces à droite de la traverse, juste au niveau de la poitrine. Le plus sûr eût été de mettre en place deux fusils, le premier visant à droite, l'autre à gauche, mais pour cela il aurait fallu prendre un assistant or, dans ces années-là (et même maintenant, sauf cas d'extrême nécessité), Akhimas préférait travailler seul.

La balle n'était pas quelconque. C'était une balle explosive, avec des ailettes qui s'ouvraient. En outre elle contenait de l'essence de ptomaïne, et il suffisait qu'il en pénètre une toute petite quantité dans le sang pour que n'importe quelle blessure, même bénigne, devienne mortelle.

Tout était prêt. Le premier matin, le commissaire était apparu à gauche. Le second matin également. Akhimas ne précipitait pas le mouvement : il savait que le lendemain ou le surlendemain les stores seraient tirés vers la droite, et alors il presserait sur la détente.

Mais on avait l'impression que le commissaire n'était plus le même. Depuis six jours que le dispositif était en place, il ne tirait plus les rideaux qu'à gauche, jamais à droite.

Akhimas avait pensé que la cible s'était installée dans une habitude, et il avait déplacé sa visée à six pouces à gauche du montant. Et, comme par un fait exprès, le septième matin, le commissaire était apparu sur la droite ! Et il en avait été de même les huitième et neuvième jours.

Akhimas avait alors compris que, face au hasard aveugle, l'essentiel est de ne pas précipiter la partie. Et il s'était armé

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de patience. Le onzième jour, le commissaire était apparu là où il était attendu, et le travail avait été fait.

Cela avait été la même chose à Noël : au seizième coup, alors que la mise atteignait soixante-cinq mille roubles, la bille s'était enfin arrêtée où il fallait et Akhimas s'était vu remettre près de deux cent mille roubles. Ce qui couvrait les pertes et laissait un petit bénéfice.

Cette matinée de septembre 1872 avait commencé comme toutes les autres. Akhimas et Azalée avaient pris leur petit déjeuner ensemble. Azalée était une petite Chinoise mince et gracieuse dont la voix étonnante évoquait le tintement d'une clochette de cristal. En réalité, elle s'appelait autrement, mais en chinois, son nom signifiait " azalée ", ainsi que l'agence l'avait précisé à Akhimas. Elle lui avait été adressée pour essai, comme échantillon d'une marchandise orientale nouvellement apparue sur le marché européen. Le prix était inférieur au prix habituel, et si monsieur Velde décidait de renvoyer la jeune fille avant l'échéance, son argent lui serait rendu. En échange de ces conditions avantageuses, l'agence demandait au connaisseur et fidèle client de faire part de son jugement autorisé tant sur les talents d'Azalée que sur les perspectives de la marchandise jaune en général.

Akhimas était enclin à porter l'appréciation la plus louangeuse. Le matin, quand Azalée fredonnait, assise devant le miroir vénitien, quelque chose se serrait dans sa poitrine, et cela ne lui plaisait pas. La petite Chinoise était trop attachante. Il ne manquerait plus qu'il s'y habitue et ne veuille plus s'en séparer ! Il avait déjà pris la décision de la renvoyer avant l'heure, mais sans récupérer son argent et en

donnant une excellente recommandation afin de ne pas nuire à la carrière de la jeune fille.

A deux heures quinze, conformément à son habitude, Akhimas était entré dans un établissement de jeu. Il portait un veston couleur chocolat au lait, un pantalon à carreaux et des gants jaunes. Les garçons s'étaient précipités pour accueillir l'habitué et pour le débarrasser de sa canne et de son haut-de-forme. Toutes les maisons de jeu de Roule-tenburg connaissaient monsieur Velde. Au début, sa manière de jouer avait été considérée comme un mal qu'il fallait bien tolérer, mais au bout de quelque temps on avait remarqué que cette façon de doubler systématiquement sa mise qu'avait le jeune homme taciturne aux yeux clairs et froids produisait un effet d'entraînement sur ses voisins de table. Et Akhimas était devenu un hôte apprécié dans les établissements de jeu.

Il avait pris comme toujours sa tasse de café accompagnée d'un petit verre de liqueur et feuilleté les journaux. L'Angleterre et la Russie n'arrivaient pas à se mettre d'accord au sujet des droits de douane. La France tardait à payer ses réparations de guerre, et Bismarck venait d'envoyer à ce sujet une note menaçante à Paris. En Belgique, le procès du Preneur de Rats de Bruxelles était sur le point de s'ouvrir.

Après avoir fumé un cigare, Akhimas s'était dirigé vers la table 12, où l'on misait gros.

Trois hommes jouaient, un quatrième, un monsieur à cheveux blancs, était simplement assis et faisait nerveusement claquer le couvercle de sa montre en or. Voyant approcher Akhimas, il avait dardé sur lui un regard avide. Son expérience et son intuition avaient dit à Akhimas qu'il s'agissait d'un client. L'homme n'était pas là par hasard, il l'attendait. Mais le jeune homme avait fait mine de rien : à l'autre de se faire connaître.

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Huit minutes et demie plus tard, il avait choisi la troisième douzaine : les numéros 24 à 36. Il avait misé un fré-déric d'or et en avait reçu trois. L'homme aux cheveux blancs le regardait toujours. Son visage était pâle. Akhimas avait encore attendu onze minutes avant de définir un nouveau secteur, puis il avait misé un frédéric sur les numéros de 1 à 12. C'est le treize qui était sorti. Au coup suivant, il avait misé deux pièces d'or. Le zéro était sorti. Il avait posé quatre pièces. Et c'est le huit qui était sorti. Il avait empoché douze frédérics, ce qui faisait un gain de cinq. Le jeu se déroulait normalement et sans surprise.

Alors l'homme aux cheveux blancs avait fini par se lever. S'approchant, il lui avait demandé à mi-voix : " Monsieur Velde ? " Akhimas avait acquiescé d'un signe de tête, tout en continuant de suivre le mouvement du cylindre. " Je viens vous trouver sur la recommandation du baron de... " (Et il avait cité le nom du rabatteur bruxellois de Velde.) Puis, de plus en plus nerveux, il lui avait annoncé dans un murmure : " J'ai une très grosse affaire à vous proposer... - Que diriez-vous d'aller faire un tour ? " l'avait interrompu Akhimas tout en rangeant ses pièces d'or dans son porte-monnaie.