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guère au ponte - il se mordait les lèvres, s'énervait, tandis que le comte était le sang-froid même, se contentant de sourire mielleusement sous ses moustaches noires et d'aspirer la fumée d'une pipe turque à long tuyau recourbé. Ses doigts puissants et soignés, étincelants de bagues, lançaient habilement les cartes en les retournant - une à droite, une à gauche.
Parmi les curieux, un peu à l'écart, se tenait discrètement un jeune homme aux cheveux noirs et aux joues rosés, dont la physionomie n'avait rien de celle d'un joueur. Tout homme d'expérience reconnaissait d'emblée en lui un jeune homme de bonne famille, égaré pour la première fois autour des tapis verts et intimidé par tout ce qu'il voyait. A plusieurs reprises, de vieux routiers à la raie brillantinée lui avaient proposé de " taper la carte ", mais sans résultat - le jeune homme misait exclusivement cinq roubles par cinq roubles et refusait catégoriquement de " monter ". Gromov, un flambeur connu du Tout-Moscou du jeu, avait même essayé d'" appâter " le garçon en lui faisant gagner cent roubles, mais il en avait été pour son argent. A aucun moment les yeux du jeune homme aux joues rosés ne s'étaient enflammés ni ses mains mises à trembler. Le client n'offrait aucune perspective.
Pendant ce temps, Fandorine (puisque, évidemment, c'est de lui qu'il s'agissait) croyait glisser à travers la pièce telle une ombre invisible, sans attirer sur lui la moindre attention. Pour l'instant, à vrai dire, sa récolte était plutôt mince. A un moment, il avait surpris un monsieur à la mine respectable en train de chiper discrètement sur une table une demi-impériale en or, avant de s'éloigner le plus dignement du monde. Deux officiers se disputaient bruyamment dans le couloir, mais Eraste Pétrovitch ne comprenait rien à l'ob-
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jet du litige : un lieutenant des dragons affirmait avec véhémence qu'il n'était pas une quelconque girouette et qu'il ne racontait pas de craques, tandis qu'un cornette des hussards lui reprochait d'être un sicher.
Zourov, auprès de qui Fandorine se retrouvait par intermittence, était manifestement comme un poisson dans l'eau dans cet environnement, et, en fait de poisson, plutôt un requin que du menu fretin. Un mot de lui suffisait pour étouffer dans l'ouf toute velléité de scandale, et, une fois, au premier geste du maître des lieux, deux laquais à la carrure impressionnante avaient pris par les coudes un brailleur qui refusait de se calmer et l'avaient flanqué à la porte en deux temps trois mouvements. Le comte s'obstinait à ne pas reconnaître Eraste Pétrovitch, bien que celui-ci eût à plusieurs reprises surpris sur lui son regard vif et hostile.
- Cinquième et dernière manche, mon cher, déclara Zourov.
Pour une raison quelconque, cette annonce mit le ponte dans un état d'extrême agitation.
- Je plie le canard ! lança-t-il d'une voix tremblante en cornant deux coins de sa carte.
Un murmure passa parmi les observateurs, tandis que, rejetant de son front transpirant une mèche de cheveux, le ponte jetait sur la table un paquet de billets de toutes les couleurs.
- Qu'entend-on par " canard " ? demanda à mi-voix Eraste Pétrovitch en s'adressant à un petit vieux au nez rouge qui lui paraissait inoffensif.
- Cela signifie quadrupler la mise, lui expliqua volontiers son voisin. Dans l'espoir de prendre une revanche complète au dernier tour.
Le comte, indifférent, lâcha un nuage de fumée et posa un roi à droite, un six à gauche.
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Le ponte découvrit un as de cour. Zourov hocha la tête, puis aussitôt posa un as noir à droite, un roi rouge à gauche. Fandorine entendit un murmure admiratif :
- Quel orfèvre !
De plus en plus transpirant, le perdant faisait peine à voir. Il suivit du regard le tas de billets qui allaient s'entasser sous le coude du comte et il demanda timidement :
- Serait-il possible de jouer un dernier coup sur parole ?
- Impossible, répondit paresseusement Zourov. A qui le tour, messieurs ?
Subitement son regard s'arrêta sur Eraste Pétrovitch.
- Il semble que nous nous soyons déjà rencontrés, n'est-ce pas ? Monsieur Fédorine, si je ne m'abuse ?
- Fandorine, corrigea Eraste Pétrovitch en rougissant atrocement.
- Pardon. Qu'avez-vous à tout lorgner de cette façon? Nous ne sommes pas au théâtre. Puisque vous êtes là, jouez. Je vous en prie, ajouta-t-il en indiquant la place qui venait de se libérer.
- Choisissez vous-même les paquets de cartes, susurra le brave petit vieux à l'oreille de Fandorine.
Eraste Pétrovitch prit place et, observant les consignes, il lança d'un ton ferme et résolu :
- Simplement, Votre Honneur, permettez que je tienne la banque. Privilège du novice. Quant aux paquets, je préférerais... celui-ci et celui-là.
Ce disant, il tendit la main vers le plateau de cartes cachetées et prit les deux paquets se trouvant tout en dessous.
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Zourov sourit de façon encore plus désagréable :
- Eh bien, monsieur le novice, la condition est acceptée, mais sous une réserve, toutefois : après, ce sera à mon tour d'être le banquier. Et maintenant, quelle mise ?
Fandorine hésita, sa belle assurance l'ayant abandonné aussi vite qu'elle lui était venue.
- Cent roubles ? suggéra-t-il timidement.
- Vous plaisantez ? Vous n'êtes pas dans l'arrière-salle d'une vulgaire gargote.
- Bien, trois cents.
Eraste Pétrovitch posa sur la table tout l'argent dont il disposait, y compris les cent roubles précédemment gagnés.
- Le jeu n'en vaut pas la chandelle, fit le comte en haussant les épaules. Mais pour un début cela ira.
Il sortit une carte de son jeu et, dessus, jeta négligemment trois billets de cent roubles.
- Je vous suis pour trois cents.
Lob à droite, se souvint Eraste Pétrovitch en posant à sa droite une dame avec de petits cours rouges et à sa gauche un sept de pique.
De deux doigts, Hippolyte Alexandrovitch retourna sa carte et esquissa une grimace. C'était une dame de carreau.
- Bravo, le novice ! dit quelqu'un avec un sifflement admiratif. Il a joliment coiffé la dame.
Fandorine battit maladroitement son paquet de cartes.
- A la hauteur, annonça le comte, l'air narquois, en jetant six billets sur la table. Qui ne risque rien n'a rien.
Mais comment la carte de gauche s'appelle-t-elle donc ? continuait à se demander Eraste Pétro-
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vitch. Celle-ci, c'est le " lob ", et l'autre... diable. C'est vraiment gênant. Et comment le savoir? Jeter un coup d'oil à son aide-mémoire eût été ridicule.
- Bravo ! s'exclamèrent les spectateurs. C'est un jeu intéressant, comte, vous ne trouvez pas ?
Eraste Pétrovitch vit qu'il venait de gagner à nouveau.
- Veuillez donc cesser de parler français ! Franchement, on se demande d'où vient cette stupide habitude de truffer le russe de locutions françaises, dit Zourov avec exaspération en se tournant vers l'auteur de la dernière remarque. Donnez, Fandorine, donnez. On ne va pas vous attendre jusqu'à la saint-glinglin. A la hauteur de la banque.
A droite, un valet, c'est le " lob ", à gauche, un huit, c'est le...
Hippolyte Alexandrovitch découvrit un dix. Fandorine le battit au quatrième coup.
La table était entourée de toutes parts, et le succès d'Eraste Pétrovitch était apprécié à sa juste valeur.
- Fandorine, Fandorine... marmotta distraitement Hippolyte Alexandrovitch, en tapotant son paquet de cartes.
Finalement, il tira une carte, puis il compta deux mille quatre cents roubles qu'il posa sur la table.
Son six de pique fut battu dès le premier coup.
- Quel drôle de nom de famille ! s'exclama le comte, laissant éclater sa fureur. Fandorine ! C'est d'origine grecque ou quoi ? Fandorakis, Fandoro-poulos !
- Pourquoi grecque ? s'offusqua Eraste Pétrovitch, qui gardait fraîches en mémoire les plaisanteries de ses imbéciles de condisciples à propos de son antique nom de famille (au collège, le surnom