L'homme aux cheveux blancs s'était révélé être Léon Fechtel, propriétaire de la banque belge Fechtel et Fechte, établissement de renommée européenne. Le banquier avait un grave problème. " Avez-vous entendu parler du Preneur de Rats de Bruxelles ? " avait-il demandé quand ils s'étaient assis sur un banc du parc.
Les journaux annonçaient qu'on avait enfin mis la main sur le dangereux maniaque qui enlevait des petites filles. Le Petit Parisien faisait savoir que la police avait arrêté un certain monsieur F., propriétaire d'une villa de la banlieue de Bruxelles. Le jardinier avait déclaré que, la nuit, il entendait des gémissements étouffés d'enfants provenant de la cave. La police avait pénétré subrepticement dans la mai-
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son et, procédant à une fouille, avait découvert dans la cave une porte dérobée derrière laquelle s'était ouvert à elle un spectacle d'une telle monstruosité que, comme l'affirmait le journal, " le papier ne pouvait en supporter la description ". Ledit spectacle n'en était pas moins décrit dès le paragraphe suivant, sans que soit omis le moindre détail. Dans de grands tonneaux de chêne, la police avait trouvé des morceaux de corps marines appartenant à sept des fillettes disparues à Bruxelles ou dans ses environs au cours des deux dernières années. L'un des cadavres était tout frais et portait des traces de tortures indescriptibles. Au cours des dernières années, c'était au total quatorze fillettes de six à treize ans qui avaient disparu sans laisser de trace. Un homme bien habillé, portant d'épais favoris noirs, avait été vu plusieurs fois faisant monter dans sa voiture des petites marchandes de fleurs ou de cigarettes. Une fois, un témoin l'avait entendu proposer à Lucile Lanoux, une marchande de fleurs de onze ans, d'amener toute sa corbeille chez lui, en récompense de quoi il lui montrerait un piano mécanique qui jouait tout seul de merveilleuses romances. A la suite de cet incident, les journaux avaient cessé d'appeler le monstre Barbe Bleue pour le dénommer désormais le Preneur de Rats de Bruxelles, par analogie avec celui du conte qui attire les enfants par la magie de sa flûte.
On indiquait que monsieur F. était un homme de la haute société, un représentant de la jeunesse dorée. Il avait en effet d'épais favoris noirs et possédait dans sa villa un piano mécanique. Selon VEvening Standard, le mobile de ses meurtres était clair : une sensualité pervertie dans l'esprit du marquis de Sade. La date et le lieu du procès étaient déjà fixés : il s'ouvrirait le 24 septembre dans la petite ville de Merlin, située à une demi-heure de la capitale belge.
" J'ai lu divers articles sur le Preneur de Rats de Bruxelles ", avait dit Akhimas et, du regard, il avait encouragé son interlocuteur à poursuivre. Ce dernier, tortillant ses doigts
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dodus couverts de bagues, s'était écrié : " Monsieur F. est Pierre Fechtel, mon fils unique. Il est menacé de l'écha-faud ! Sauvez-le ! "
" On vous aura mal informé sur mon genre d'activité. Je ne sauve pas des vies, je les supprime ", avait dit Akhimas en souriant de ses lèvres minces. Mais le banquier avait repris dans un murmure exalté : " On m'a dit que vous faisiez des miracles. Que si vous ne vous en chargiez pas, vous, il n'y avait plus d'espoir. Je vous en conjure ! Je paierai. Je suis un homme très riche, monsieur Velde, extrêmement riche ! "
Après une pause, Akhimas avait demandé : " Etes-vous certain d'avoir vraiment besoin d'un fils pareil ? " Fechtel père avait répondu sans l'ombre d'une hésitation, montrant par là qu'il s'était déjà lui-même posé la question : " Je n'ai pas et n'aurai pas d'autre fils. Il a toujours été un propre à rien, mais il a un bon fond. Si je réussis à le sortir de cette histoire, cela lui servira de leçon pour le restant de ses jours. J'ai eu une entrevue avec lui en prison. Il est terrorisé ! "
Alors Akhimas avait demandé des précisions sur le procès à venir.
Le " propre à rien " et riche héritier devait être défendu par les deux avocats les plus chers du pays. La ligne de défense consistait à plaider l'irresponsabilité de l'accusé. Malheureusement, selon le banquier, il y avait peu de chances pour que les experts médicaux se prononcent dans ce sens. Ceux-ci étaient en effet à ce point remontés contre le jeune homme qu'ils avaient été jusqu'à refuser " des honoraires sans précédent ". Ce dernier point semblait avoir ébranlé Fechtel père plus que tout le reste.
Le premier jour du procès, les avocats devaient annoncer si leur client plaidait coupable ou non coupable. S'il plaidait coupable, c'était le juge qui aurait à prononcer la sentence, dans le cas contraire la décision serait prise par un jury. Si
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l'expertise psychiatrique concluait que Pierre Fechtel était responsable de ses actes, les défenseurs conseillaient d'adopter la première solution.
Le problème était, comme l'avait expliqué avec fièvre l'inconsolable père, que les bourreaux du ministère de la Justice n'avaient pas choisi Merlin par hasard : trois des petites filles disparues étaient justement originaires de cette ville : " A Merlin, il n'y aura pas de jugement équitable, avait dit le banquier. La population de la ville est remontée à l'extrême. La nuit, on allume des feux autour du bâtiment du tribunal. Avant-hier, la foule a tenté de pénétrer dans la prison avec l'intention de réduire le prisonnier en morceaux. Il a fallu placer des gardes. "
Monsieur Fechtel s'était secrètement entretenu avec le juge, lequel s'était montré un homme raisonnable. Si la décision dépendait de lui, le jeune homme s'en tirerait avec la réclusion à perpétuité. Mais cela ne servirait pas à grand-chose. La haine de la foule pour le Preneur de Rats de Bruxelles était telle que le procureur avait toutes les chances de contester le verdict et d'ordonner un réexamen de l'affaire.
"Tout mon espoir repose sur vous, monsieur Velde, avait conclu le banquier. Je me suis toujours considéré comme quelqu'un pour qui l'impossible n'existait pas. Et voilà que je suis impuissant, alors qu'il s'agit de la vie de mon propre fils. "
Akhimas avait considéré avec curiosité le visage rubicond du millionnaire. On voyait que cet homme n'était pas habitué à manifester ses émotions. A cet instant, par exemple, alors qu'il était au comble de l'émotion, ses lèvres épaisses s'épanouissaient en un sourire stupide, tandis qu'une larme coulait d'un oil. C'était intéressant : incapable d'une mimique expressive, ce visage ne savait pas traduire l'affliction. " Combien ? " avait demandé Akhimas. Fechtel avait avalé convulsivement sa salive : " Si le gamin
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reste vivant, un demi-million de francs. Français, pas belges ", s'était-il empressé d'ajouter devant le silence de son interlocuteur.
Akhimas avait hoché la tête et dans les yeux du banquier s'était allumée une petite flamme insensée. Exactement la même que celle qui luisait dans les yeux de ces fous qui, à la roulette, misaient tout leur argent sur le zéro. Cette flamme signifiait " et si jamais ? ". A cette différence près que la somme proposée par Fechtel était, de toute évidence, loin d'épuiser sa fortune. " Et si jamais vous... (La voix du banquier avait tremblé.) Si vous réussissez non seulement à sauver la vie de Pierre, mais également à lui rendre sa liberté, vous aurez un million. "
Personne n'avait encore jamais offert à Akhimas une somme pareille. Par habitude, il avait converti la somme en livres anglaises (un peu moins de trente mille), en dollars américains (soixante-dix mille) et en roubles (on dépassait les trois cent mille). C'était beaucoup, vraiment beaucoup.