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Mais, dès qu'il avait pu commencer à parler, Etienne n'avait plus regardé son papier une seule fois.

Voici mot pour mot son discours tel que l'avaient imprimé les journaux du soir en l'accompagnant des commentaires les plus négatifs.

" Votre Honneur, messieurs les jurés. Mon client est un homme faible, corrompu, et je dirais même dépravé. Mais ce n'est pas pour cela que vous le jugez... Une chose est évidente : dans la maison de mon client, plus exactement dans une pièce secrète de sa cave, dont Pierre Fechtel pouvait ne pas avoir connaissance, un crime horrible a été commis. Toute une série de crimes. La question est de savoir qui les a commis. (Une voix sonore : " Ça, pour une énigme, c'est une énigme ! " Rires dans la salle.) La défense a sa propre version. Je suppose pour ma part que les crimes ont été commis par Jean Voiture, le jardinier qui a signalé des cris mystérieux à la police. Cet homme détestait son patron qui lui avait réduit son salaire pour ivrognerie. Il y a des témoins qui, au besoin, pourraient venir à la barre confirmer ce point. Le jardinier a un caractère étrange, difficile à supporter pour son entourage. Il y a cinq ans, sa femme l'a quitté en emmenant leurs enfants. On sait que les individus du genre de Voiture développent souvent une sensibilité maladive mêlée d'agressivité. Il connaissait très bien la maison et a pu sans difficultés s'approprier la pièce secrète à l'insu de son patron. Il a pu également récupérer au grenier l'appareil photo dont Pierre Fechtel n'avait plus l'usage et apprendre à s'en servir. Son maître s'absentant souvent, il lui était facile également d'emprunter ses vêtements et il a pu se coller de faux favoris si aisément

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identifiables. Reconnaissez que, s'il avait effectivement perpétré des crimes aussi abominables, Pierre Fechtel se serait depuis longtemps débarrassé d'un signe distinctif aussi marquant. Comprenez-moi bien, messieurs les jurés. Je n'affirme pas que le jardinier a commis tous ces crimes, je dis seulement qu'il a pu les commettre. On peut se demander en effet pourquoi cet homme a disparu après avoir été à l'origine de l'enquête. Une seule explication est possible. Il a eu peur que le procès ne dévoile son véritable rôle dans l'affaire et de se voir alors infliger le châtiment mérité... (Jusque-là maître Lycol s'était exprimé de façon claire et cohérente, puis soudain il avait perdu son assurance.) Je voudrais aussi dire la chose suivante : il y a dans cette histoire bien des incertitudes. A dire vrai, je ne sais pas moi-même si mon client est coupable. Mais tant qu'il reste ne serait-ce que l'ombre d'un doute - et dans cette affaire, comme je viens de vous le démontrer, les doutes sont nombreux-, on ne saurait envoyer un homme à l'échafaud. A la faculté on m'a appris qu'il valait mieux acquitter un coupable que condamner un innocent... C'est tout ce que je voulais vous dire, messieurs. "

A quatre heures dix, la plaidoirie était terminée et l'avocat avait repris sa place en épongeant son front parsemé de gouttelettes de sueur.

Ça et là dans la salle des ricanements s'étaient fait entendre, mais l'impression générale était mitigée. Le correspondant du Soir avait entendu (ainsi qu'il l'écrirait par la suite dans son journal) le célèbre avocat Jan Van Brevern dire à son voisin et confrère : " Sur le fond, le gamin a raison. Du point de vue des principes supérieurs du droit. Mais dans le cas présent, cela ne change rien. "

Le juge avait agité sa clochette avec un hochement désapprobateur de la tête en regardant ce défenseur plutôt léger : " Je pensais que la plaidoirie de maître Lycol durerait jusqu'à la fin de cette séance et prendrait toute la mati-

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née de demain. Pour l'heure, je me trouve en difficulté... Je déclare la séance close pour aujourd'hui... Je prononcerai demain matin mes recommandations à l'intention des jurés. Après quoi, messieurs, vous vous retirerez pour prononcer le verdict. "

Mais, le lendemain matin, la séance ne s'était pas tenue.

Durant la nuit un incendie avait eu lieu. On avait mis le feu à la maisonnette de gardien, et maître Lycol était mort brûlé vif, sa porte ayant été bloquée de l'extérieur. L'inscription " Tu crèveras comme un chien ! " était restée sur le mur noir de suie, personne ne s'étant donné la peine de l'effacer. Aucun témoin n'avait vu l'incendiaire.

Le procès avait été interrompu pour plusieurs jours. L'opinion publique connaissait des évolutions imperceptibles, mais indéniables. Les journaux avaient de nouveau publié la plaidoirie de maître Lycol, cette fois sans raillerie mais au contraire accompagnée de commentaires pleins de sympathie provenant de juristes respectés. Etaient parus de touchants reportages sur la vie courte et difficile de ce garçon issu d'une famille pauvre et qui avait fait cinq ans d'études à l'université pour être avocat à peine plus d'une semaine. Sur les pages des journaux, des portraits dessinés regardaient les lecteurs : un visage d'adolescent avec de grands yeux au regard franc.

La guilde des avocats avait publié une déclaration en faveur d'une justice libre et objective qui ne devait subir aucun chantage de la part d'une opinion publique guidée par ses émotions et encline à une justice sommaire.

La séance de clôture s'était tenue le lendemain des obsèques.

Sur proposition du juge, les présents avaient commencé par honorer la mémoire d'Etienne Lycol par une minute de silence. Tous s'étaient levés, même les parents des fillettes assassinées. Après quoi, dans son adresse aux jurés, le juge Viksen avait recommandé de ne pas céder aux pressions

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extérieures, rappelant que, s'agissant de la peine de mort, le verdict " coupable " n'est valable que s'il est voté par au moins deux tiers des jurés.

Ces derniers s'étaient concertés pendant quatre heures et demie. Sept sur douze avaient fini par déclarer Pierre Fechtel " non coupable " et avaient demandé au tribunal de libérer t'accusé pour insuffisance de preuves.

Le travail, pourtant difficile, avait été exécuté proprement. Le corps du jardinier gisait au fond d'une fosse remplie de chaux vive. Pour ce qui est du tout jeune avocat, il était mort sans peur ni souffrances : Akhimas l'avait tué dans son sommeil avant de mettre le feu à la maisonnette de gardien.

L'année de ses quarante ans, Akhimas Velde avait commencé à se demander si l'heure n'était pas venue de se retirer des affaires.

Non qu'il se fût lassé de ce travail qui lui apportait comme auparavant des satisfactions et faisait de temps à autre battre son coeur un tout petit peu plus vite. Non qu'il eût perdu la forme : au contraire, il était au sommet de sa maturité et de son savoir-faire.

La cause était autre. Le travail avait perdu son sens.

L'assassinat en tant que tel ne lui avait jamais procuré de plaisir, à l'exception des rares fois où un facteur personnel était intervenu.

Pour ce qui était des meurtres eux-mêmes, tout se passait simplement. Akhimas était seul dans l'univers, entouré de tous côtés par la vie autre sous ses formes les plus diverses : plantes, animaux, êtres humains. Cette vie était constamment en mouvement : elle naissait, se modifiait, s'interrompait. Il trouvait intéressant d'observer ces métamorphoses et plus intéressant encore d'en infléchir le cours par ses propres actions. Si l'on réussissait à extirper le vivant sur une parcelle de l'univers, globalement cela ne changeait pas grand-chose : avec une ténacité admirable, la vie comblait la brèche ainsi ouverte. Akhimas avait parfois l'impression que la vie était un gazon exubérant au

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milieu duquel il taillait la ligne de son destin. Cela exigeait du soin et de la réflexion : ne pas laisser d'herbes dépasser, mais ne pas en couper trop non plus pour ne pas endommager les bords parfaitement nets et réguliers de la trace. Et, en considérant le chemin parcouru, Akhimas voyait non pas l'herbe coupée mais sa trajectoire parfaite.