Jusque-là, face à un travail, il avait deux stimulants : trouver une solution et toucher de l'argent.
Mais le premier ne l'amusait plus comme avant, car il n'y avait plus guère pour lui de problèmes vraiment difficiles auxquels il fût intéressant de s'attaquer.
Peu à peu, le second était en train, lui aussi, de perdre son intérêt.
Un compte numéroté dans une banque de Zurich était crédité d'environ sept millions de francs suisses. Quant aux titres et lingots d'or entreposés à Londres, dans un coffre de la banque Bering, ils équivalaient à soixante-quinze mille livres sterling.
Un homme qui ne collectionne ni les ouvres d'art ni les diamants, qui ne bâtit pas d'empire financier et qu'aucune ambition politique n'anime a-t-il besoin de tellement d'argent ?
Les dépenses d'Akhimas s'étaient à présent stabilisées : il lui fallait de deux à trois cent mille francs suisses par an pour les dépenses courantes, plus cent mille francs pour l'entretien de sa villa. L'achat de cette dernière, soit deux millions et demi de francs, était intégralement réglé depuis deux ans. Il l'avait payée cher, bien sûr, mais, arrivé vers la quarantaine, un homme se doit d'avoir sa maison. Si tel est son tempérament, il peut se passer de famille, mais sûrement pas d'une maison à lui.
Akhimas était satisfait de la sienne, car elle correspondait parfaitement au caractère de son propriétaire.
C'était une villa de marbre blanc de dimensions modestes, bâtie tout au bord d'une étroite falaise dominant le lac
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de Genève. D'un côté s'étendait un espace libre et ouvert, de l'autre une rangée de cyprès. Au-delà des cyprès s'élevait un haut mur de pierre, derrière lequel une pente descendait à pic dans la vallée.
Akhimas pouvait rester des heures sur sa terrasse suspendue au-dessus des eaux calmes, à contempler le lac et les montagnes lointaines. Le lac et les montagnes étaient une autre forme de vie qui, elle, ignorait l'agitation et les turbulences propres à la faune et à la flore. Il était difficile d'avoir une influence sur cette forme de vie : elle ne dépendait aucunement d'Akhimas, raison pour laquelle elle forçait son respect.
Dans le parc, au milieu des cyprès, s'élevait un élégant petit ermitage blanc flanqué à chaque coin d'une tourelle. C'était là que vivait Leïla, la Circassienne qu'Akhimas avait ramenée de Constantinople l'automne précédent. Il en avait fini depuis longtemps avec l'agence parisienne et la ronde mensuelle des professionnelles, car était venu un moment où il n'avait plus eu l'impression d'avoir affaire à des personnes différentes. Et puis son goût s'était précisé.
Et ce goût était le suivant : une femme devait être belle sans mièvrerie, dotée d'une grâce naturelle, passionnée sans être importune, ni bavarde ni curieuse et, surtout posséder cet instinct féminin qui lui permet de sentir sans jamais se tromper l'humeur et les désirs de l'homme.
Leïla incarnait presque la femme idéale. Elle pouvait rester du matin jusqu'au soir à démêler ses longs cheveux noirs, à chantonner et à jouer au trictrac toute seule. Elle n'était jamais de mauvaise humeur et n'exigeait pas d'être l'objet d'une attention constante. En dehors de sa langue natale, elle ne connaissait que le turc et le tchétchène. Aussi Akhimas était-il le seul à pouvoir discuter avec elle. Avec les domestiques, elle s'exprimait par gestes. S'il avait envie de se distraire, elle connaissait quantité d'histoires
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passionnantes sur la vie à Constantinople : Leïla avait jadis appartenu au harem du grand vizir.
Ces derniers temps, Akhimas ne prenait que rarement du travail, deux trois fois par an au maximum, soit que la somme promise fût vraiment considérable, soit qu'il y eût une distinction particulière à la clé. C'est ainsi, par exemple, qu'en mars il avait accepté de travailler pour le gouvernement italien qui lui avait demandé de retrouver et de supprimer l'anarchiste Gino Zappu, surnommé le Chacal, lequel projetait d'assassiner le roi Umberto. Le terroriste était considéré comme extrêmement dangereux et absolument insaisissable.
Si l'affaire en elle-même s'était révélée assez simple (c'étaient ses collaborateurs qui avaient repéré le Chacal, Akhimas lui-même n'avait plus eu qu'à se rendre à Lugano et à appuyer sur la détente), les honoraires à la clé étaient exceptionnels. Premièrement, Akhimas s'était vu gratifier d'un passeport diplomatique italien au nom du cavalière Velde, deuxièmement, il lui avait été offert un droit de préemption pour l'achat de l'île Santa Croce située dans la mer Tyrrhénienne. Au cas où il désirerait faire usage de ce privilège et se porter acquéreur, Akhimas recevrait non seulement le titre de comte de Santa Croce, mais également un droit de souveraineté qui le séduisait particulièrement. Etre à soi tout seul à la fois le souverain, la police, la justice...
La curiosité avait poussé Akhimas à aller jeter un coup d'oeil et il avait été conquis par l'île. Elle ne comportait rien d'extraordinaire, seulement des falaises, deux petites oliveraies, une baie. En suivant le rivage, on pouvait en faire le tour en une heure. Personne n'avait vécu ici durant les quatre cents dernières années, seuls quelques marins s'y arrêtaient parfois pour s'approvisionner en eau douce.
Akhimas était peu intéressé par le titre de comte, même si un nom à particule dans ses voyages à travers l'Europe
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pouvait parfois présenter quelque intérêt. Mais l'idée de posséder une île à soi !
Il pourrait y être seul avec la mer et le ciel pour uniques compagnons. Il pourrait y fonder un monde qui n'appartiendrait qu'à lui. Tentant.
Se retirer des affaires. Naviguer à la voile, chasser les chèvres dans la montagne, avoir l'impression que le temps s'est arrêté et que rien ne le distingue plus de l'éternité !
Il en avait assez des aventures, il n'était plus un gamin.
Et pourquoi ne pas fonder une famille ?
Cette dernière idée ne le préoccupait pas sérieusement, c'était plutôt un exercice intellectuel. Akhimas savait qu'il n'aurait jamais de famille. Il avait peur, en renonçant à sa solitude, de commencer à craindre la mort. Comme la craignaient les autres.
Pour l'heure, il n'avait pas la moindre appréhension à l'idée de la mort. Cela constituait le fondement sur lequel reposait la solide construction qui avait nom Akhimas Velde. Sait-on jamais, un pistolet pouvait s'enrayer, une victime se révéler excessivement habile ou très chanceuse. Alors Akhimas mourrait, un point c'est tout. Cela voulait dire qu'il n'y aurait plus rien. Un sage de l'Antiquité, Epicure semble-t-il, a déjà tout dit sur ce sujet : tant que je suis, la mort n'est pas, et quand elle viendra, je ne serai plus.
Akhimas avait vécu et vu bien des choses. Il n'y avait que l'amour qu'il n'eût pas connu, mais c'était une conséquence de sa profession. L'attachement affaiblit et l'amour rend totalement vulnérable. Akhimas, lui, était invulnérable. Quelle prise peut-on avoir sur quelqu'un qui ne craint rien et ne tient à personne ?
Mais avoir son île à soi méritait réflexion.
Il restait cependant un problème : le financement. Le rachat des privilèges coûtait cher, toutes les ressources des banques de Zurich et de Londres y passeraient. Et après, avec quel argent le comte aménagerait-il son domaine ? Il
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pourrait vendre sa villa, mais cela ne suffirait sans doute pas. Il lui fallait un capital bien plus considérable.
Peut-être ferait-il mieux, après tout, de chasser ces chimères de son esprit ?
Cela dit, une île à soi, c'était autre chose qu'avoir sa falaise, et la mer était autre chose qu'un lac. Pourquoi se contenter de peu quand on vous propose beaucoup ?
Tel était le genre de réflexions qui occupaient Akhimas quand il avait reçu la visite d'un homme masqué.
Son majordome lui avait d'abord remis une carte de visite: un rectangle de carton blanc portant une petite couronne en or et, en caractères gothiques, l'inscription suivante : Baron Evguenius von Steinitz. Un mot en allemand y était joint :