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Akhimas avait remarqué que le haut de la feuille était coupé. Apparemment, son futur visiteur ne souhaitait pas qu'Akhimas voie son monogramme, ce qui signifiait que, s'il était peut-être " von ", il n'était sûrement pas Steinitz.

Le visiteur s'était présenté à dix heures sonnantes, ni avant ni après. Une telle ponctualité laissait supposer qu'il était en effet allemand. Le visage du baron était dissimulé derrière un loup de velours, ce dont il s'était fort courtoisement excusé en arguant du caractère extrêmement délicat de l'affaire qui l'amenait. Akhimas n'avait rien remarqué de notable dans le physique de von Steinitz : cheveux clairs,

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favoris soignés, yeux bleus inquiets. Il portait un manteau, un haut-de-forme, une chemise amidonnée, une cravate blanche et un habit noir.

Ils s'étaient installés sur la terrasse. En bas scintillait le lac, éclairé par la lune. Mais, entièrement occupé à dévisager Akhimas par les fentes de son masque d'opérette, von Steinitz n'avait pas même jeté un regard à ce paysage apaisant. Nullement pressé d'entamer la conversation, il avait croisé les jambes et allumé un cigare.

Ayant vécu bien des fois pareille situation, Akhimas avait attendu patiemment que le visiteur se décide à parler.

- Je m'adresse à vous sur la recommandation de monsieur du Vallet, avait enfin prononcé le baron. Il m'a prié de vous transmettre son salut le plus profond et ses voux de pleine... non, de parfaite félicité.

En entendant le nom de son rabatteur parisien et son mot de passe, Akhimas avait acquiescé en silence.

- L'affaire qui m'amène est d'une importance considérable et strictement confidentielle, avait annoncé von Steinitz en baissant la voix.

- Habituellement c'est pour ce genre d'affaires que l'on s'adresse à moi, avait fait remarquer Akhimas, impassible.

Jusque-là la conversation s'était déroulée en allemand. Brusquement, le visiteur était passé au russe. Il parlait une langue pure et sans fautes, avec seulement une curieuse façon de prononcer les /.

- Le travail doit être exécuté en Russie, à Moscou, et il doit l'être par un étranger connaissant bien la langue et les habitudes russes. Vous êtes l'homme idéal. Nous avons pris nos renseignements.

Des renseignements ! Et par-dessus le marché, ils étaient plusieurs ! Cela n'avait pas plu du tout à Akhimas. Il était sur le point de mettre fin à la conversation avant que le visiteur n'en dise trop quand il avait entendu :

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- Pour ce travail difficile et délicat, vous toucherez une avance d'un million de francs français, puis une fois... euh... une fois votre contrat rempli, un million de roubles.

Voilà qui changeait tout. Une somme pareille serait le digne couronnement d'une brillante carrière. Akhimas s'était représenté l'étrange silhouette de Santa Croce quand la petite île surgit à l'horizon, tel un chapeau melon posé sur du velours vert.

- Vous n'êtes, monsieur, qu'un intermédiaire, avait-il prononcé en allemand, d'un ton sec. Or j'ai pour principe de travailler directement avec mon commanditaire. Mes conditions sont les suivantes. Vous faites immédiatement virer l'avance sur mon compte à Zurich. Après quoi je rencontrerai le commanditaire au lieu qu'il m'indiquera, et il m'exposera les tenants et les aboutissants de l'affaire. Si, pour une raison quelconque, les conditions ne me conviennent pas, je reverserai la moitié de la somme reçue.

Scandalisé, le " baron Evguenius von Steinitz " avait levé au ciel une main soignée (un saphir ancien avait étincelé à son annulaire), mais Akhimas était déjà debout.

- Je ne parlerai qu'au personnage principal. Sinon, cherchez un autre exécutant.

La rencontre avec le commanditaire avait eu lieu à Saint-Pétersbourg, dans une rue tranquille où Akhimas avait été conduit dans un phaéton couvert. Aux fenêtres, les stores étaient soigneusement tirés, et l'équipage avait longuement tourné à travers les rues. Cette mesure de précaution avait arraché un sourire à Akhimas.

Il n'avait pas essayé de retenir la route, bien qu'il connût parfaitement la topographie de la capitale russe, où il lui était arrivé en son temps de remplir plusieurs contrats

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sérieux. Il n'avait pas éprouvé le besoin de glisser de temps à autre un coup d'oil entre les stores ni de compter les virages. Akhimas avait en effet pris soin de sa sécurité : d'une part, il s'était armé de manière adéquate, d'autre part, il était accompagné de quatre collaborateurs.

Pour venir en Russie, ceux-ci avaient voyagé dans la voiture voisine de la sienne et, pour l'heure, ils suivaient le phaéton dans deux calèches. Les quatre hommes étaient des professionnels, et Akhimas était certain qu'ils ne perdraient pas sa piste et ne se laisseraient pas découvrir.

Le phaéton s'était enfin arrêté. Le cocher silencieux qui avait accueilli Akhimas à la gare et qui, à en juger par son port d'officier, n'était manifestement pas cocher, avait ouvert la portière et, d'un geste, l'avait invité à le suivre.

Dans la rue, pas âme qui vive. Hôtel particulier de plain-pied. Modeste mais bien tenu. Seul détail singulier : malgré l'été, toutes les fenêtres étaient fermées et les rideaux tirés. L'un d'eux avait légèrement frémi, et les lèvres fines d'Akhimas avaient de nouveau esquissé un sourire. Ces ruses d'amateurs commençaient à l'amuser. La situation était claire : il avait affaire à des aristocrates qui jouaient au complot.

Son guide lui avait fait traverser une enfilade de pièces sombres. Il s'était effacé devant la dernière pour le laisser passer. Dès qu'Akhimas était entré, la porte à double battant s'était refermée derrière lui, et on avait entendu le bruit d'une clé tournant dans la serrure.

Akhimas avait embrassé le lieu d'un regard intéressé. Curieuse petite pièce : pas une seule fenêtre. Pour tout meuble une table ronde de taille modeste flanquée de deux fauteuils à dossier haut. Toutefois, il lui était difficile de se faire une idée précise des lieux dans la mesure où l'éclairage se limitait à une unique bougie dont la faible lueur laissait les coins dans l'obscurité.

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Quand ses yeux s'étaient accoutumés à la pénombre, Akhimas avait examiné les murs d'un regard de spécialiste. Il n'avait rien découvert de suspect : ni fenêtre dissimulée d'où on aurait pu le mettre en joue, ni autre porte. Il avait seulement noté que, tout au fond de la pièce, se trouvait une chaise.

Akhimas s'était assis dans un fauteuil. Environ cinq minutes plus tard, la porte s'était ouverte, et un homme de haute taille était entré. Au lieu de prendre place dans le second fauteuil, il avait traversé la pièce et, sans même dire bonjour, s'était assis sur la chaise.

Le commanditaire n'était donc pas si naïf. La ruse était excellente : Akhimas était visible, éclairé par la bougie, tandis que son interlocuteur se trouvait dans une obscurité profonde. On ne distinguait pas son visage, juste sa silhouette.

A la différence du " baron von Steinitz ", l'homme n'avait pas perdu de temps et en était tout de suite venu à l'essentiel.

- Vous avez souhaité rencontrer le personnage principal, avait dit l'homme en russe. J'ai accepté. Mais faites attention, monsieur Velde, ne me décevez pas. Je ne me présenterai pas, pour vous je serai monsieur X.

A sa façon de parler, c'était un homme de la haute société. A l'oreille, il devait avoir une quarantaine d'années. Un peu plus jeune peut-être. Sa voix était celle d'un homme habitué à donner des ordres, et ces voix-là font toujours plus vieux que leur âge. En tout cas, ses manières dénotaient un personnage sérieux.

Conclusion : même si c'était un complot d'aristocrates, ce n'était pas une plaisanterie.

- Venez-en au fond de l'affaire, avait dit Akhimas.

- Vous parlez bien le russe, avait dit l'ombre en hochant la tête. On m'a rapporté que vous aviez dans le temps été citoyen russe. Cela tombe parfaitement. Nous éviterons ainsi les explications superflues. En tout cas, je n'aurai pas à vous expliquer longuement combien est importante la personne qu'il faut tuer.