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Akhimas avait noté la manière étonnamment directe dont l'homme s'était exprimé : pas d'équivoque, pas de mots comme " écarter ", " mettre hors d'état de nuire " ou " neutraliser ".

Et, sans faire de pause, de sa même voix égale, monsieur X avait déclaré :

- Il s'agit de Mikhaïl Sobolev.

- Celui que l'on appelle le Général Blanc ? s'était assuré Akhimas. Le héros des dernières guerres et le chef militaire le plus populaire de l'armée russe ?

- Oui, le général Sobolev, commandant du quatrième corps d'armée, avait confirmé la silhouette, d'un ton imperturbable.

-Je vous prie de m'excuser, mais je dois vous opposer un refus, avait poliment répondu Akhimas en croisant les bras sur sa poitrine.

Selon le code des gestes, cette pose signifie calme et décision inflexible. Il faut également préciser que les doigts de la main droite d'Akhimas s'étaient posés sur la crosse d'un petit revolver dissimulé dans une poche spéciale de son gilet. Ce revolver s'appelait un " velodog " et avait été inventé à l'intention des cyclistes, souvent importunés par des chiens errants. Quatre petites balles à tête ronde de calibre 22. C'était une bricole, bien sûr, mais dans des situations comme celle d'aujourd'hui, il pouvait se révéler très utile.

Le refus d'une commande alors que la cible a déjà été nommée est un moment dangereux entre tous. En cas de complications, Akhimas avait l'intention d'agir de la manière suivante: placer une balle en plein front du commanditaire, puis se réfugier dans le coin le plus sombre de la pièce. Là, il ne serait pas facile d'attraper Akhimas.

N'ayant pas été fouillé à l'arrivée, il disposait de son arsenal complet: un coït fabriqué pour lui sur commande, son couteau à lancer et sa navaja. Il pouvait tenir près de deux minutes, après quoi, attirés par les coups de feu, ses auxiliaires

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viendraient à sa rescousse. Aussi Akhimas était-il tendu, mais calme.

- Vous n'allez pas me dire que vous êtes, vous aussi, un partisan de Sobolev? avait demandé avec irritation le commanditaire.

- Je n'ai rien à faire de Sobolev, pour ma part je suis surtout partisan du bon sens. Or le bon sens me commande de ne pas prendre part à des affaires qui supposent l'élimination ultérieure de l'exécutant, moi en l'occurrence. Après des opérations de cette ampleur, on ne laisse pas de témoins. Je vous conseille de vous adresser à un débutant. Un meurtre politique ordinaire n'est pas une tâche si difficile.

Akhimas s'était levé et, prudemment, avait reculé en direction de la porte, prêt à tirer à tout moment.

- Rasseyez-vous. (L'homme assis dans le coin lui avait désigné le fauteuil d'un geste impérieux.) Ce n'est pas d'un débutant que j'ai besoin mais du meilleur professionnel qui soit car la tâche est au contraire très complexe. Vous le verrez vous-même. Mais, pour commencer, je vais vous dévoiler certaines circonstances qui vous affranchiront de tout soupçon.

On sentait que monsieur X n'était guère habitué à donner des explications et faisait des efforts pour ne pas s'emporter.

- Il ne s'agit ni d'un assassinat politique ni d'un complot. Au contraire, le comploteur et le criminel d'Etat, c'est Sobolev lui-même, tant il est obsédé par les lauriers du Corse. Notre héros a projeté ni plus ni moins qu'un coup d'Etat militaire. Sont membres du complot les officiers de son corps d'armée ainsi que d'anciens compagnons de combat, dont beaucoup servent dans la garde. Le plus dangereux, c'est que Sobolev n'est pas seulement populaire dans l'armée, mais dans toutes les couches de la société. Or nous, cour et gouvernement, suscitons chez les uns le mécontentement, chez les autres une haine ouverte. Le prestige de la maison impériale a beaucoup souffert de la criasse ignominieuse à laquelle on s'est livré contre le monarque et qui s'est termi-

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née par son assassinat. L'oint du Seigneur a été forcé comme un lièvre poursuivi par une meute !

La voix de l'homme qui parlait s'était chargée de colère et de haine, et aussitôt, dans le dos d'Akhimas, la porte avait grincé. Celui pour qui la cour et le gouvernement entraient dans la catégorie des " nous " avait eu un geste d'impatience de sa main gantée de blanc, et la porte s'était refermée. Par la suite, le mystérieux personnage s'était exprimé plus calmement et sans colère.

- Le plan des conspirateurs nous est connu. Actuellement, Sobolev dirige des manouvres dont le but véritable est la répétition du coup d'Etat. Ensuite, en compagnie de ses complices, il se rendra à Moscou pour rencontrer, loin de la capitale, plusieurs généraux de la garde, s'assurer de leur soutien et mettre la derrière main à leur plan. Le coup devrait être porté dans les premiers jours de juillet, au moment de la grande parade de Tsarskoié Sélo. Sobolev a l'intention de prendre les membres de la famille impériale sous sa " tutelle provisoire ", pour leur propre bien et au nom du salut de la patrie. (Un lourd sarcasme avait filtré dans la voix.) La patrie elle-même sera déclarée en danger, ce qui justifiera l'instauration d'une dictature militaire. Il existe de sérieuses raisons de penser que ce projet délirant serait soutenu par une partie importante de l'armée, de la noblesse, des marchands et même de la paysannerie. Le Général Blanc convient idéalement au rôle de sauveur de la patrie !

Irrité, monsieur X s'était levé et avait fait quelques pas le long du mur en faisant craquer ses doigts. Il était cependant toujours resté dans l'ombre, évitant de montrer son visage. Akhimas n'avait pu distinguer qu'un nez racé et d'épais favoris.

- Sachez donc, monsieur Velde, qu'en ce cas d'espèce, vous ne commettrez pas un crime, car Sobolev a été condamné à mort par un tribunal constitué des plus hauts dignitaires de l'empire. Sur vingt juges désignés par

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l'empereur, dix-sept ont voté la peine de mort. Et la sentence a déjà été confirmée par le souverain. Le tribunal a siégé en secret, mais il n'en était pas moins légal. Celui que vous considériez comme un intermédiaire était l'un des juges, et il agissait dans l'intérêt de la sécurité internationale et de la paix en Europe. Comme vous le savez sans doute, Sobolev est le chef d'un parti slave belliqueux, et sa venue au pouvoir conduirait immanquablement à une guerre avec l'Allemagne et ('Autriche-Hongrie.

L'homme d'Etat s'était interrompu pour considérer un instant son interlocuteur imperturbable.

- C'est pourquoi vous n'avez pas à craindre pour votre vie. Vous n'avez pas affaire à des bandits, mais au pouvoir suprême d'un grand empire. Ce qui vous est proposé n'est pas le rôle de tueur, mais celui de bourreau. Mon explication vous a-t-elle satisfait ?

- Admettons, avait répondu Akhimas en posant ses mains sur la table. (Les choses n'allaient apparemment pas tourner à la fusillade.) Mais en quoi la tâche est-elle si difficile ? Pourquoi ne pas simplement empoisonner le général ou, à la rigueur, l'abattre d'un coup de revolver ?

- Bien, donc vous acceptez. (Monsieur X avait eu un hochement de tête approbateur et il s'était laissé tomber sur sa chaise.) Maintenant je vais vous expliquer les raisons pour lesquelles nous avons besoin d'un spécialiste aussi confirmé que vous. Commençons déjà par le fait qu'il n'est pas facile du tout d'approcher Sobolev. Le général est jour et nuit entouré d'adjudants et d'ordonnances qui lui sont dévoués corps et âme. En outre, il n'est pas possible de le tuer purement et simplement : la Russie entière se dresserait comme un seul homme. Il doit mourir de mort naturelle, sans qu'il puisse y avoir matière à soupçon ou ambiguïté. Mais ce n'est pas tout. Nous aurions pu nous débarrasser du malfaiteur nous-mêmes en l'empoisonnant. Malheureusement, le projet est trop avancé. Loin de les arrêter, la mort de leur chef

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risque au contraire de pousser les conjurés à vouloir mener à bien l'opération en étant persuadés d'accomplir ainsi le vou de Sobolev. Selon toutes probabilités, sans un meneur de la carrure de Sobolev, ils n'arriveront à rien, mais la Russie sombrera dans un chaos sanglant et le pouvoir suprême sera définitivement compromis. En comparaison avec les hommes de Sobolev, les décembristes feront figure d'aimables plaisantins. A présent, je vais vous exposer le casse-tête dans toute son ampleur.