Et il avait conclu énergiquement, en fendant l'obscurité par les mouvements vifs de son gant blanc :
- Il faut éliminer Sobolev de façon que sa mort apparaisse au grand public comme naturelle et ne suscite aucun trouble. Nous lui ferons des funérailles somptueuses, nous lui érigerons un monument et nous donnerons même son nom à un navire. On ne saurait priver la Russie de son unique héros national. Mais, en même temps, Sobolev doit mourir de manière telle que ses complices soient démoralisés et se retrouvent privés de leur étendard. Tout en restant un héros aux yeux de la foule, il doit perdre cette auréole parmi les conspirateurs. C'est pourquoi, comme vous le voyez, ce n'est pas une tâche pour un débutant. Dites-moi déjà si vous la croyez réalisable ?
Pour la première fois, dans la voix de celui qui parlait, avait percé quelque chose ressemblant à de l'incertitude.
Akhimas avait demandé :
- Quand et où recevrai-je le reste de la somme ? Monsieur X avait poussé un soupir de soulagement.
- En arrivant à Moscou, Sobolev aura avec lui tout l'argent du complot, soit près d'un million de roubles. La préparation d'un coup d'Etat entraîne de grandes dépenses. Après avoir tué Sobolev, vous vous approprierez l'argent. Je pense que cette seconde tâche ne présentera pour vous aucune difficulté.
335
- Selon le calendrier russe, nous sommes aujourd'hui le 21 juin. Vous dites que le complot est prévu pour début juillet Quand Sobolev sera-t-il à Moscou ?
- Demain. Au plus tard après-demain. Et il y restera jusqu'au 27. Ensuite il fera un bref séjour dans son domaine de Riazan avant de regagner directement Saint-Pétersbourg. Nous savons que ses rencontres avec les généraux sont prévues pour les 25,26 et 27. Pour l'occasion, ils feront le déplacement de Saint-Pétersbourg à Moscou... Bon, ce n'est peut-être pas la peine de citer inutilement des noms. Privés de Sobolev, ces gens sont inoffensifs. Avec le temps, nous les pousserons les uns après les autres vers la retraite, doucement et sans faire de bruit. Mais il serait tout de même mieux que Sobolev ne les rencontre pas. Nous ne souhaitons pas voir de valeureux généraux se salir dans une affaire de haute trahison.
- Compte tenu des circonstances que vous décrivez, ces délicatesses sont inadmissibles, n'avait pu s'empêcher de rétorquer sèchement Akhimas. La tâche n'était déjà pas facile, il faut encore que vous m'imposiez des délais draconiens. Vous voulez que j'agisse avant le 25, autrement dit vous m'accordez en tout et pour tout trois jours. C'est peu. Je vais essayer, mais je ne promets rien.
Ce même jour, après leur avoir payé leur dû, Akhimas avait laissé repartir ses collaborateurs. Il n'avait plus besoin de leurs services.
Lui-même avait pris le train de nuit pour Moscou.
Suivant une qualification établie jadis par Akhimas, ce travail correspondait à la quatrième catégorie, la plus élevée dans l'échelle des difficultés: assassinat camouflé
336
d'une haute personnalité dans des délais extrêmement serrés et assujetti de conditions complémentaires.
Trois difficultés se présentaient.
La première : garde importante et totalement dévouée.
La seconde : nécessité de simuler la mort naturelle.
La troisième : la mort devait paraître digne aux yeux du large public, infamante aux yeux d'un cercle étroit d'initiés.
Intéressant.
Akhimas s'installa confortablement sur la banquette en velours de son compartiment de première classe, se préparant à goûter le plaisir d'un travail intellectuel fructueux. Les dix heures de voyage devaient suffire. Il n'était pas obligé de dormir : en cas de nécessité, il pouvait se passer de sommeil pendant trois, voire quatre jours. Merci à l'oncle Chiran et à son enseignement.
Also, der Reihe nach 71
II avait sorti de sa serviette les informations fournies à sa demande par le commanditaire. Parmi elles se trouvait un dossier complet sur Sobolev, dont la constitution, ainsi qu'on le voyait, s'étalait sur des années : une biographie détaillée avec ses états de service, ses penchants, ses relations. On n'y découvrait aucun travers auquel se raccrocher : l'homme n'était ni joueur, ni opiomane, ni buveur excessif. Dans ses caractéristiques personnelles, le mot qui revenait le plus fréquemment était " excellent " : excellent cavalier, excellent tireur, excellent joueur de billard. Bon, d'accord.
Akhimas était passé à la rubrique " penchants ". Boit modérément, vin préféré: Château d'Yquem, fume des cigares brésiliens, affectionne les romances russes et tout particulièrement L'Aubépine. Bien, bien.
"Habitudes intimes". Là, hélas, c'était la déception. Sobolev n'était ni pédéraste, ni adepte du marquis de Sade, ni pédophile. S'il est vrai qu'il avait été un don Juan notoire
1. Ainsi, procédons par ordre !
337
par le passé, depuis deux ans il restait fidèle à sa maîtresse, Ekatérina Golovina, enseignante au lycée de filles de Minsk. On croyait savoir que, le mois précédent, il lui avait proposé de légaliser leur relation. Pour une raison inconnue, Golovina avait refusé, ce qui avait mis un terme à leur liaison. Là, il y avait quelque chose à creuser.
Akhimas avait regardé pensivement par la fenêtre. Puis il avait pris le second document : la liste des officiers de la suite de Sobolev avec leur identité et leurs caractéristiques. Il s'agissait majoritairement de soldats au riche passé militaire. Dans ses déplacements, le général était en permanence accompagné d'au moins sept à huit personnes. Il n'allait jamais seul nulle part. Mauvais point. Pis encore était le fait que le général n'absorbait aucune nourriture qui ne fût goûtée au préalable et, de surcroît, par deux personnes : le capitaine de Cosaques Goukmassov, son ordonnance principale, et son valet de chambre personnel.
Or, seul le poison permettait de simuler une mort naturelle et d'éviter tout soupçon. L'accident ne convenait pas ; un accident est toujours suspect.
Comment administrer le poison à la cible tout en évitant les contrôles ? Qui approchait Sobolev de plus près que son ordonnance et son valet de chambre ?
En fait, personne. A Minsk, la cible avait une bien-aimée, et sans doute ne faisait-il pas goûter ce que celle-ci lui offrait à manger. Mais leur liaison était terminée.
Quoique... stop. Ses réflexions allaient dans le bon sens. Seule une femme peut approcher de très près un homme, même s'il ne la connaît que depuis peu. A condition, naturellement, qu'il y ait quelque chose entre eux. Là, l'ordonnance et le valet de chambre seraient bien obligés d'attendre à la porte.
Bien. Depuis quand Sobolev avait-il rompu avec sa maîtresse? Depuis un mois. L'abstinence devait donc commencer à lui peser. Durant les manouvres, il avait eu autre chose en tête que courir la gueuse, sinon cela aurait
338
été consigné dans ce dossier. Or c'était un homme en excellente santé et dans la force de l'âge. Sans compter qu'il se lançait dans une aventure risquée dont l'issue était pour lui incertaine.
Akhimas avait plissé les yeux.
Assise face à lui, une dame essayait à mi-voix de persuader son fils, élève d'une école militaire, de se tenir convenablement et de cesser de s'agiter.
- Tu vois pourtant, Serge, que ce monsieur travaille, et toi, tu fais des caprices, avait dit la dame en français.
Le garçon avait regardé le bel homme blond vêtu d'un veston gris de qualité qui tenait étalés sur ses genoux des papiers visiblement ennuyeux et remuait les lèvres. De toute évidence, un Teuton.