Le Teuton avait jeté au jeune cadet un regard par en dessous de ses yeux presque blancs puis, brusquement, lui avait fait un clin d'oeil.
Serge avait pris un air renfrogné.
Le célèbre Achille a un talon, et un talon qui n'a rien de bien original, s'était dit en conclusion Akhimas. Inutile de faire le malin et de réinventer la poudre. Plus la solution sera simple, plus sûre elle sera.
Le schéma logique s'était construit de lui-même :
1) Pour un homme du genre de Sobolev, solide et lassé d'une abstinence forcée, la femme est le meilleur appât possible.
2) C'est par l'intermédiaire d'une femme que l'on peut le plus facilement administrer du poison à une cible.
3) En Russie, la débauche est considérée comme honteuse et en tout cas indigne d'un héros national. Si, au lieu de mourir sur le champ de bataille ou, éventuellement, dans un lit d'hôpital, le grand homme rend l'âme sur la couche du vice, avec sa maîtresse ou, mieux encore, avec une prostituée, cela est, selon la conception russe : a) indécent,
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b) comique, c) simplement stupide. On ne pardonne pas ces péchés-là à un héros.
La suite du général ferait le reste. Les ordonnances se démèneraient comme de beaux diables pour dissimuler à l'opinion publique les circonstances scandaleuses de la mort du Général Blanc. Mais, parmi les siens, parmi les conspirateurs, le bruit se répandrait comme une traînée de poudre. Il est difficile de partir en guerre contre l'empereur sans chef, surtout si, au lieu d'un étendard de chevalier, flotte au-dessus des têtes un drap souillé. Et le Général Blanc cesserait pour ses partisans d'être aussi blanc que cela.
Bon, la méthode était trouvée. Maintenant la technique. Akhimas avait dans sa valise, entre autres choses utiles, tout un choix de produits chimiques. Dans le cas présent, l'extrait d'une fougère d'Amazonie convenait à la perfection. Deux gouttes de ce liquide incolore et presque sans saveur suffisaient pour qu'une accélération même minime des battements cardiaques provoque chez un homme en parfaite santé un arrêt respiratoire et une paralysie du muscle cardiaque. La mort en outre paraissait tout à fait naturelle, et l'idée d'un empoisonnement ne venait à l'esprit de personne. De toute façon, au bout de deux ou trois heures, il était déjà impossible de déceler la moindre trace de poison.
Le moyen était sûr et avait fait ses preuves à plusieurs reprises. La dernière fois qu'Akhimas y avait eu recours, c'était deux ans plus tôt, pour honorer le contrat passé avec un vaurien de Londres désireux de se débarrasser d'un oncle millionnaire. L'opération avait été conduite avec simplicité et élégance. Le tendre neveu avait organisé un repas en l'honneur de son cher parent. Parmi les invités figurait Akhimas. Il avait commencé par boire avec le vieil homme du Champagne empoisonné, après quoi, choisissant son moment, il avait glissé à l'oreille du millionnaire que son
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neveu en voulait à sa vie. L'oncle était devenu cramoisi, avait porté sa main à son cour et s'était écroulé, comme foudroyé. La mort était intervenue devant une douzaine de témoins. Pour donner au poison le temps de se diffuser et de perdre sa vigueur, Akhimas avait regagné son hôtel d'un pas lent et mesuré.
La cible était un homme d'un certain âge à la santé chancelante. Mais l'expérience montrait que, pour un sujet jeune et en parfaite condition, la préparation agissait dès que le pouls atteignait quatre-vingts à quatre-vingt-cinq pulsations par minute.
La question se formulait donc de la manière suivante : le sang de l'héroïque général allait-il s'accélérer au moment de l'élan amoureux jusqu'à atteindre quatre-vingt-cinq pulsations par minute ?
Réponse : sans nul doute, c'était le propre de la passion. Surtout si l'objet de ladite passion était suffisamment torride.
Il ne restait plus qu'un détail : trouver une cocotte à la hauteur.
A Moscou, conformément aux directives, Akhimas était descendu au Métropole, le nouvel hôtel à la mode, et s'était inscrit sous le nom de Nikolaï Nikolaiévitch Klonov, marchand de Riazan.
Utilisant le numéro donné par monsieur X, il avait téléphoné au représentant moscovite du commanditaire qu'il avait reçu instruction d'appeler " monsieur Némo ". Ces surnoms ridicules ne faisaient plus du tout sourire Akhimas. Il était clair que, dans cette affaire, on ne plaisantait pas.
- J'écoute, avait répondu une voix au milieu de grésillements.
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- C'est Klonov, avait annoncé Akhimas dans l'appareil téléphonique. J'aurais besoin de parler à monsieur Némo.
- J'écoute, avait répété la voix.
- Transmettez qu'il me faut d'urgence une description physique d'Ekatérina Golovina.
Akhimas avait répété une seconde fois le nom de la maîtresse de Sobolev, puis interrompu la communication.
Hmm... Les défenseurs du trône n'étaient pas des conspirateurs bien sérieux! Akhimas avait demandé au kellner l'annuaire du téléphone pour voir quel abonné correspondait au numéro 211. Il s'agissait du conseiller aulique Piotr Parménovitch Khourtinski, chef de la Section spéciale de la chancellerie du général gouverneur de Moscou. Pas mal.
Deux heures plus tard, un courrier apportait à l'hôtel une dépêche cachetée. Le texte était court :
" Blonde, yeux gris-bleu, nez très légèrement busqué, mince, bien faite, 1,60 m, poitrine menue, taille fine, grain de beauté sur la joue droite, cicatrice au genou gauche consécutive à une chute de cheval. X "
Les détails concernant le genou et le grain de beauté étaient superflus. L'essentiel était le type de femme qui se dessinait : une bonde fluette de taille moyenne.
- Dis-moi, mon brave, comment t'appelle-t-on ?
Le numéro 19 regardait le kellner l'air indécis, comme embarrassé. Mais l'employé, homme d'expérience, connaissait bien ce ton et cette expression. Effaçant le sourire de son visage pour ne pas gêner le client par un empressement excessif, il avait répondu :
- Timofeï, Votre Noblesse. Y aurait-il quelque chose pour votre service ?
Le numéro 19 (d'après le registre, marchand de la première guilde originaire de Riazan) avait entraîné Timofeï à l'écart, près d'une fenêtre, et lui avait glissé un rouble.
- Je m'ennuie, l'ami. Je me sens un peu seul. Comment pourrais-je, disons... rendre mon séjour plus agréable ?
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Le marchand battait de ses cils blancs, et ses joues étaient devenues toutes rosés. Il était agréable d'avoir affaire à un homme si délicat.
Le garçon avait écarté les mains :
- Rien de plus simple, monsieur. A Moscou, nous avons de joyeuses demoiselles à profusion. Voulez-vous que je vous indique une adresse ?
- Non, je ne veux pas d'adresse. J'en aimerais une pas comme les autres, une femme bien et pas sotte. Je n'aime pas les filles bon marché, avait dit le marchand de Riazan, retrouvant de l'assurance.
- On en a aussi des comme ça. (Et Timofeï s'était mis à compter sur ses doigts :) Au Ravin chante une certaine Varia Sérébrianaïa, un beau brin de fille qui ne va pas avec tout le monde. On a aussi mademoiselle Carmencita, une personne très moderne; avec elle, il faut s'entendre au téléphone. A VAIpenrose se produit mademoiselle Wanda, une jeune femme très sélective. A l'Opérette française, deux danseuses, Lisette et Anisette, sont elles aussi très populaires. Maintenant si on regarde du côté des actrices...
- Oui, très bien, une actrice, cela me plairait, avait dit le 19 en s'animant. Mais j'aimerais qu'elle soit à mon goût. Tu vois, Timofeï, je ne suis pas attiré par les femmes rondes. Je voudrais qu'elle soit svelte, avec la taille fine, pas trop grande et surtout blonde.
Le kellner avait réfléchi et rendu son verdict :
- Alors c'est Wanda, de \'Alpenrose, qu'il vous faut. Elle est blonde et maigre. Mais elle a du succès quand même. Les autres sont plutôt du genre bien en chair. On ne peut rien y faire, monsieur, c'est la mode...
- Parle-moi un peu de cette Wanda.
- C'est une Allemande. Elle a de la classe et une haute idée d'elle-même. Elle vit sur un grand pied dans un appartement de l'hôtel Angleterre avec entrée privée. Elle peut se le permettre : avec elle, c'est cinq cents la