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rencontre. En plus, elle est difficile, elle ne va qu'avec ceux qui lui plaisent.

- Cinq cents roubles? Diable ! avait fait le marchand, apparemment intéressé. Et, dis-moi, Timofeï, où pourrais-je la voir, cette Wanda ? C'est quoi exactement VAIpenrose dont tu parles ?

Le garçon avait pointé son doigt par la fenêtre :

- C'est par là, tout près, rue Sophie. Elle y chante presque tous les soirs. Le restaurant n'est pas exceptionnel, rien à voir avec le nôtre ni même avec le Bazar slave. Il est surtout fréquenté par des Allemands. Les Russes n'y vont que pour se rincer l'oeil avec Wanda. Certains avec des intentions plus sérieuses, pour faire affaire avec elle.

- Et dans ce cas, comment faut-il s'y prendre ?

- Oh, là, c'est tout un cérémonial, avait complaisamment expliqué Timofeï. D'abord, il faut l'inviter à sa table. Mais si on l'invite comme ça, d'un geste, elle ne vient pas. Il faut avant toute chose lui envoyer un petit bouquet de violettes, en mettant autour un billet de cent roubles. La demoiselle vous regarde de loin. Si vous ne lui plaisez pas, elle renvoie le billet. Si elle le garde, c'est qu'elle viendra. Mais vous n'avez encore fait que la moitié du chemin. Elle peut venir vous rejoindre, bavarder de choses et d'autres, et refuser quand même d'aller plus loin. Mais elle ne vous rendra pas pour autant vos cent roubles, puisqu'elle vous aura consacré un moment. On dit qu'elle gagne plus d'argent avec ces cent roubles de refus qu'avec les billets de cinq cents. Voilà donc le rituel imposé par la fameuse Wanda.

Le soir même, Akhimas était à VAIpenrose, dégustant à petites gorgées un vin du Rhin tout à fait correct et observant la chanteuse. La petite Allemande n'était en effet pas mal du tout. Elle ressemblait à une bacchante. Son visage n'avait rien d'allemand : il était arrogant, téméraire, et ses yeux verts avaient des reflets d'argent en fusion. Akhimas

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connaissait bien cette nuance particulière qui ne se rencontre que chez les représentantes les plus précieuses du beau sexe. Ce ne sont pas des lèvres charnues ni un nez parfait, c'est précisément cet argent chatoyant auquel succombent les hommes, aveuglés par son éclat trompeur jusqu'à y perdre la raison. Et quelle voix ! Fin connaisseur de la beauté féminine, Akhimas savait que la moitié du charme réside dans la voix. Et quand il s'agissait comme ici d'une voix de poitrine, qui plus est légèrement voilée, comme saisie soit par le gel soit au contraire par le feu, le danger est particulièrement grand. Mieux vaut, tel Ulysse, s'attacher au mât, sinon on ne peut que sombrer. Le valeureux général ne résisterait pas à cette sirène, il n'en aurait pas la force.

Mais rien ne pressait. On était mardi, et Sobolev n'arrivait que le jeudi. Akhimas avait donc la possibilité de mieux découvrir mademoiselle Wanda.

Au cours de la soirée, on lui avait envoyé deux bouquets. Le premier lui avait été adressé par un gros marchand en redingote framboise. Wanda l'avait retourné à son expéditeur sans même y toucher, et le marchand avait immédiatement quitté la salle, en martelant le sol de ses bottes et en jurant comme un charretier.

Puis c'est un colonel de la garde à la joue barrée d'une cicatrice qui avait tenté sa chance. La chanteuse avait porté les violettes à son visage, glissé le billet dans sa manche de dentelle, mais elle ne s'était pas hâtée de rejoindre la table de l'officier et ne lui avait accordé que très peu de temps. Akhimas n'avait pu entendre leur conversation, mais celle-ci s'était achevée de la manière suivante : rejetant sa tête en arrière, Wanda avait éclaté de rire, donné un petit coup de son éventail sur la main du colonel et s'était éclipsée. L'officier de la garde avait haussé avec philosophie ses épaules émaillées d'or et laissé passer un moment avant de lui adresser un second bouquet, que Wanda avait renvoyé sur-le-champ.

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En revanche, quand un blond aux joues rouges, qui, par son allure, était loin d'égaler le militaire qu'elle venait d'éconduire, lui avait fait un signe désinvolte du doigt, l'orgueilleuse dame ne s'était pas fait attendre : immédiatement elle était venue le rejoindre. Le blond lui avait dit quelque chose d'un air indolent en tapotant la nappe de ses doigts courts couverts de poils roux, et elle avait écouté en silence, sans un sourire, et avait par deux fois hoché la tête. Est-ce possible que ce soit son souteneur ? s'était étonné Akhimas. Il n'en a pas l'air.

Cependant, à minuit, quand Wanda était sortie par la porte latérale (Akhimas faisait le guet dans la rue), l'homme aux joues rouges l'attendait dans un landau, et elle était partie avec lui. Akhimas les avait suivis dans une calèche à une place qu'il avait eu la prévoyance de louer au Métropole. Ils avaient remonté le Kouznetski Most et pris la rue Pétrovka. Devant un grand bâtiment d'angle où une enseigne électrique indiquait "Angleterre", Wanda et son compagnon étaient descendus de la voiture et avaient renvoyé le cocher. L'heure était tardive, ce qui signifiait que le si peu sympathique cavalier allait passer la nuit sur place. Qui était-il ? Son amant ? Mais bizarrement Wanda n'avait pas l'air particulièrement heureuse d'être avec lui.

Il allait falloir se renseigner auprès de " monsieur Némo ".

Pour éviter un refus et ne pas perdre de temps, au lieu d'enrouler un billet de cent roubles autour des violettes, Akhimas avait enfilé le bouquet dans une bague ornée d'une émeraude achetée le jour même. Une femme peut refuser de l'argent, jamais un bijou de prix.

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Comme de juste, le procédé avait été payant. Wanda avait examiné le cadeau avec curiosité puis, sans changer d'expression, cherché du regard celui qui l'avait envoyé. Akhimas lui avait adressé un salut discret. Ce jour-là, il portait un smoking anglais, une cravate blanche et une épingle de diamant. A le voir, on pouvait se demander si c'était un lord britannique ou un entrepreneur moderne, cette nouvelle race cosmopolite qui commençait à donner le ton en Europe et en Russie.

Ce soir-là, le blond aux manières cavalières, au sujet duquel Akhimas avait reçu des renseignements exhaustifs (et tout à fait intéressants), n'était pas dans la salle.

Sa chanson achevée, Wanda était venue s'asseoir à la table d'Akhimas, l'avait regardé bien en face et lui avait dit brusquement :

- Comme vos yeux sont transparents ! On dirait de l'eau.

Pour une raison obscure, en entendant cette phrase, Akhimas avait eu un bref serrement de cour. Un souvenir vague, fugitif, ce que les Français appellent déjà vu\ s'était imposé à lui. Il avait légèrement froncé les sourcils. Quelles sottises ! Akhimas Velde n'était pas homme à se laisser prendre à l'hameçon des ruses féminines !

Il s'était présenté :

- Nikolaï Nikolaiévitch Klonov, marchand de la première guilde, président de la Société de commerce de Riazan.

- Marchand ? s'était étonnée la femme aux yeux verts. Curieux. J'aurais plutôt pensé à un marin. Ou à un bandit.

Elle avait eu un rire un peu rauque, et Akhimas avait de nouveau ressenti un malaise. Personne ne lui avait jamais dit qu'il avait l'air d'un bandit. Il devait apparaître à la fois banal et respectable ; dans sa profession, c'était indispensable.

La chanteuse continuait cependant à l'étonner.

1. En français dans le texte.

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- En plus, vous ne parlez pas comme les gens de Riazan, avait-elle lâché sur un ton ironique. Vous ne seriez pas étranger, par hasard ?

Akhimas avait en effet une très légère pointe d'accent pratiquement imperceptible, une sonorité métallique qui n'était pas russe et qu'il avait gardée de son enfance, mais, pour la percevoir, il fallait posséder une ouïe exceptionnelle. La remarque était d'autant plus surprenante dans la bouche d'une Allemande.

- J'ai longtemps vécu à Zurich, avait-il répondu. Notre compagnie y possède une représentation. Lin russe et indienne.