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d'Eraste Pétrovitch était Foundouk '). Notre famille, comte, est tout aussi russe que la vôtre. Les Fando-rine étaient déjà au service du tsar Alexandre Mikhaï-lovitch.
- Et comment donc, intervint le même petit vieux au nez rouge, protecteur d'Eraste Pétrovitch. Sous Catherine la Grande, il y avait un Fandorine qui a laissé des Mémoires très intéressants.
- Des Mémoires, des Mémoires, en attendant je me fais avoir, rima Zourov d'un air morose en entassant une petite montagne de billets. A la hauteur de la banque ! Et donnez les cartes, que diable !
- Le dernier coup, messieurs ! entendit-on dans la foule.
Tous regardaient avidement les deux tas de billets froissés : de taille égale, l'un se trouvait devant le banquier, l'autre devant le ponte.
Au milieu du silence le plus total, Fandorine décacheta deux paquets de cartes neuves, continuant désespérément à essayer de se remémorer le nom de cette fichue carte de gauche. Malinnik ? Limonnik ?
A droite un as, à gauche un as aussi. Zourov découvrit un roi. A droite une dame, à gauche un dix. A droite un valet, à gauche une dame (au fait, quelle carte est la plus forte - le valet ou la dame ?). A droite un sept, à gauche un six.
- Ne me soufflez pas dans la nuque ! cria furieusement le comte, obligeant ceux qui étaient derrière lui à se reculer.
A droite un huit, à gauche un neuf. A droite un roi, à gauche un dix. Un roi !
1. Mot russe signifiant " noyer ". (N.d.T.)
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Cris et rires explosèrent autour de la table. Hippo-lyte Alexandrovitch restait assis, comme pétrifié.
Sonnik ! se souvint Eraste Pétrovitch avec un sourire réjoui. La carte de gauche, c'est le sonnik. Quel nom bizarre !
Soudain Zourov se pencha par-dessus la table et, de ses doigts d'acier, il pinça les lèvres de Fandorine.
- N'ayez pas le toupet de sourire ! Vous raflez la mise, ayez au moins l'élégance de vous conduire civilement ! maugréa le comte d'une voix féroce en s'approchant un peu plus.
Ses yeux injectés de sang faisaient peur à voir. L'instant suivant, il assena une tape au menton de Fandorine, puis se renversa contre le dossier de sa chaise et croisa les bras.
- Comte, vous dépassez la mesure ! s'indigna un des officiers.
- Je ne m'enfuis pas, que je sache, répliqua Zourov entre ses dents, sans quitter Fandorine des yeux. Si quelqu'un se sent offensé, je suis prêt à en répondre.
Un silence de mort s'abattit sur la salle.
Les oreilles d'Eraste Pétrovitch bourdonnaient horriblement, mais pour l'heure une seule chose lui importait : ne pas céder à la peur. Il craignait aussi que sa voix tremblante ne le trahisse.
- Vous n'êtes qu'une canaille sans scrupules. Vous ne voulez simplement pas payer, dit Fandorine, dont la voix trembla malgré tout, ce qui maintenant était sans importance. Vous m'en répondrez sur le pré.
- On joue les héros en public ? dit Zourov en tordant la bouche. Nous verrons si vous faites toujours
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aussi bonne figure face au canon d'un pistolet. A vingt pas. Cela ne vous fait pas peur ?
Si, terriblement, pensa Eraste Pétrovitch. Akh-tyrtsev disait qu'à vingt pas Zourov était capable d'atteindre une pièce de cinq kopecks, à plus forte raison un front. Ou, encore mieux, un ventre. Fandorine fut parcourut d'un frisson. Il n'avait jamais eu en main un pistolet de duel. Une fois, Ksavéri Féofilaktovitch l'avait emmené au stand de tir de la police pour qu'il s'exerce à tirer au coït, mais c'était complètement différent. Celui-là allait le tuer, et le tuer pour des prunes. Et il ferait cela proprement, on pouvait en être sûr. Il y avait pléthore de témoins. Une dispute entre joueurs, une affaire banale. Le comte serait mis aux arrêts pendant un mois puis serait libéré ; il avait des parents influents, alors qu'Eraste Pétrovitch n'avait personne. On allongerait le registrateur de collège entre quatre planches, on le mettrait en terre, et personne ne viendrait aux obsèques. Sinon peut-être Grouchine et Agraféna Kondratievna. Et Lisanka lirait un entrefilet dans le journal et penserait incidemment : dommage, un policier tellement délicat et si jeune. Mais non, elle ne lirait rien du tout. Emma ne lui donnait certainement pas les journaux. Quant au chef, à tous les coups il dirait : moi qui lui avais fait confiance, à cet idiot, il s'est fait avoir comme un bleu. Il s'est mis en tête de se battre en duel, de jouer les héros romantiques. Et là-dessus il cracherait.
- Pourquoi ne dites-vous rien ? demanda Zourov avec un sourire féroce. A moins que l'envie de vous battre ne vous soit passée ?
Eraste Pétrovitch eut alors une idée salvatrice. Il ne fallait pas se battre maintenant, mais au plus tôt le lendemain matin. Bien sûr, courir se plaindre au
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chef était une bassesse indigne de lui. Mais Ivan Frantsévitch avait dit que d'autres agents tenaient Zourov à l'oil. Il était même tout à fait possible qu'ici, dans cette salle, se trouvât un des hommes du chef. Il pouvait relever le défi, sauver l'honneur, et si, par exemple, la police faisait une descente demain dès l'aube et arrêtait le comte Zourov comme tenancier de tripot, Fandorine ne serait pas responsable. Il n'en saurait même rien - Ivan Frantsévitch n'avait pas besoin de lui pour savoir comment agir.
Le salut était, peut-on dire, dans la poche, quand subitement la voix d'Eraste Pétrovitch adopta une conduite autonome, indépendante de la volonté de celui à qui elle appartenait, se lançant dans un discours insensé et, chose étonnante, ne tremblant plus du tout :
- Elle ne m'est pas passée. Simplement, pourquoi remettre les choses à demain ? Allons-y maintenant. A ce que l'on dit, comte, vous vous entraînez du matin au soir avec des pièces de cinq kopecks, et à vingt pas, justement. (Zourov devint rouge écarlate.) Eh bien, procédons plutôt autrement, si vous n'avez pas peur. (Le récit d'Akhtyrtsev ne pouvait pas mieux tomber ! Inutile de se creuser la tête, tout était déjà inventé.) Tirons au sort, et que le perdant sorte dehors et se tire une balle dans la tête. La chose est simple et provoque le minimum de désagréments. Un individu perd au jeu et se tue - rien que d'habituel. Et ces messieurs vont donner leur parole d'honneur que tout cela restera secret. N'est-ce pas, messieurs ?
Un murmure s'éleva parmi les messieurs, dont les opinions étaient partagées : les uns se disaient immédiatement prêts à donner leur parole d'honneur, les autres, en revanche, proposaient d'oublier la querelle
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et de boire à la réconciliation. Un commandant à l'opulente moustache s'exclama même : " Bougrement courageux, le gamin ! ", ce qui fit redoubler d'ardeur Eraste Pétrovitch.
- Alors, comte ? s'écria-t-il avec l'impertinence du désespoir, perdant définitivement toute retenue. Serait-il plus facile de transpercer une pièce de cinq kopecks que son propre front ? Ou bien craignez-vous de louper votre coup ?
Zourov se taisait, considérant le valeureux garçon avec curiosité et l'air de supputer quelque chose.
- Eh bien, finit-il par dire avec un rare sang-froid. Les conditions sont acceptées. Jean !
Immédiatement un laquais empressé accourut auprès du comte. Hippolyte Alexandrovitch lui dit :
- Un revolver, un jeu neuf et une bouteille de Champagne.
Puis il lui chuchota autre chose à l'oreille.
Deux minutes plus tard, Jean était de retour avec un plateau. Il dut jouer des coudes pour se frayer un chemin, car, désormais, les hommes présents dans le salon étaient tous sans exception rassemblés autour de la table.
D'un geste habile et rapide comme l'éclair, Zourov rejeta en arrière le barillet d'un Lefaucheux à douze coups et montra que toutes les balles étaient à leur place.
- Voici le paquet de cartes. (Ses doigts déchirèrent l'étroite enveloppe avec un crissement délicieux.) A mon tour de faire le banquier, dit-il, éclatant de rire, manifestement d'humeur gaillarde. Les règles sont simples : le premier qui tire une carte de couleur noire se loge une balle dans le crâne. Vous êtes d'accord ?