- Et que voulez-vous, monsieur le commerçant russo-suisse ? avait enchaîné comme si de rien n'était la jeune femme. Faire affaire avec moi ? J'ai deviné juste ?
Akhimas s'était senti rassuré : la chanteuse faisait simplement la coquette.
- Parfaitement, avait-il répondu avec l'air sérieux et convaincu dont il usait toujours avec ce genre de femmes. J'ai une affaire confidentielle à vous proposer.
Elle avait éclaté de rire, montrant de petites dents bien régulières.
- Confidentielle? Comme vous vous exprimez bien, monsieur Klonov ! En général, c'est justement ce genre d'affaires que l'on me propose I
Cette fois, Akhimas s'était souvenu : c'était à peu près dans les mêmes termes que, une semaine auparavant, il avait répondu au " baron von Steinitz ". Il avait souri malgré lui puis aussitôt repris son ton sérieux :
- Ce n'est pas ce que vous pensez, madame. La Société commerciale de Riazan, que j'ai l'honneur de présider, m'a chargé de faire à un citoyen de notre ville, un homme de grand mérite et justement célèbre, un cadeau de valeur et original. Je peux choisir à ma convenance, pourvu que l'intéressé soit pleinement satisfait. Chez nous, à Riazan, on
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admire et on respecte profondément cet homme. Nous souhaitons lui offrir ce présent avec délicatesse et discrétion. Et même anonymement. Il ne saura pas que l'argent a été réuni par souscription auprès des marchands de sa ville natale. Je me suis longuement interrogé sur ce que nous pourrions offrir à cet homme heureux et totalement comblé par le destin. Puis je vous ai vue, et j'ai compris que le plus beau présent, c'était une femme telle que vous. C'était peut-être étonnant, mais elle avait rougi :
- Comment osez-vous ! s'était-elle écriée, ses yeux lançant des éclairs. Je ne suis pas une chose, pour que l'on puisse m'offrir I
- Il ne s'agit pas de vous offrir, vous, mademoiselle, mais juste un peu de votre temps et de votre art, avait dit sévèrement Akhimas. Ou aurais-je été abusé par ceux qui m'ont affirmé que vous en faisiez commerce ?
Elle le regardait haineusement.
- Savez-vous, monsieur le marchand de la première guilde, qu'un mot de moi suffirait pour qu'on vous mette dehors ?
Il avait souri, mais seulement avec sa bouche :
- Personne ne m'a encore jamais chassé de nulle part, madame. Croyez-moi, cela est complètement exclu.
Il s'était penché en avant et, son regard rivé sur les yeux étincelants de rage, il avait dit :
- On ne saurait être une courtisane à moitié, mademoiselle. Etablissons plutôt d'honnêtes relations d'affaires: vous exécutez un travail, on vous paye. A moins que vous ne fassiez votre métier par plaisir ?
Dans les yeux verts, les étincelles s'étaient éteintes, et la large bouche sensuelle s'était tordue en un rictus amer.
- Vous parlez d'un plaisir... Commandez-moi donc une bouteille de Champagne. Je ne bois que du Champagne, on ne peut pas faire autrement dans mon " métier ", comme vous dites, sinon on tombe dans l'ivrognerie. Et
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aujourd'hui, je ne chanterai plus. (Wanda avait fait un signe au garçon qui, connaissant sans doute ses habitudes, lui avait apporté une bouteille de Clicquot.) Vous avez raison, monsieur le philosophe. Etre une femme vendue à moitié est un leurre.
Elle avait vidé sa coupe jusqu'à la dernière goutte, mais ne l'avait pas autorisé à la resservir. Tout marchait pour le mieux. Une seule chose tracassait Akhimas : en qualité d'élu de Wanda, il attirait les regards. Mais après tout, peu importait ; il quitterait le restaurant seul, serait considéré comme un malchanceux de plus, et on l'oublierait immédiatement
- Il est rare que l'on me parle ainsi. (Loin de l'éclairer, le Champagne avait assombri le regard de la chanteuse.) Le plus souvent, on me fait des grâces, on me courtise. Au début en tout cas. Après, on me dit " tu ", et on me propose de m'entretenir. Savez-vous ce qui m'intéresse ?
- Oui. L'argent. Et la liberté qu'il procure, avait répondu distraitement Akhimas tout en réfléchissant aux derniers détails de son plan d'action.
Elle l'avait regardé, l'air ébranlée :
- Comment avez-vous deviné ?
- Je suis dans le même cas, avait-il répondu, laconique. Et combien vous faudrait-il pour que vous vous sentiez enfin libre ?
Wanda avait poussé un soupir.
- Cent mille roubles. J'ai fait mes calculs depuis longtemps. Depuis l'époque où, pauvre idiote, j'essayais de survivre en donnant des cours de musique. Je ne vous parlerai pas de... Ce n'est pas intéressant. J'ai longtemps vécu dans la pauvreté, presque dans la misère. Jusqu'à l'âge de vingt ans. Ensuite j'ai décidé que cela suffisait. J'allais devenir riche et libre. Il y a maintenant trois ans de cela.
- Et alors, vous l'êtes devenue ?
- Encore autant, et je le serai.
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- Donc, vous avez déjà cinquante mille roubles, c'est bien cela ? avait dit Akhimas avec un petit sourire amusé. Incontestablement, la chanteuse lui plaisait
- Exact avait-elle confirmé en riant cette fois sans amertume ni provocation, mais avec cette même fougue qu'elle mettait à interpréter ses chansonnettes parisiennes.
Ce dernier trait avait également plu à Akhimas. Elle ne s'apitoyait pas sur son sort
-Je peux raccourcir votre bagne d'au moins six mois, avait-il annoncé en attrapant une huître avec sa petite fourchette d'argent La Société a réuni dix mille roubles pour le cadeau.
A l'expression de son visage, Akhimas avait compris que Wanda n'était pas en état de raisonner calmement et qu'elle n'allait pas tarder à l'envoyer au diable avec ses dix mille roubles. Aussi s'était-il hâté de poursuivre :
- Ne refusez pas, vous le regretteriez. D'autant que vous ne savez pas de qui il s'agit Oh, mademoiselle Wanda, il s'agit d'un grand homme, et bien des femmes, et de la meilleure société encore, seraient heureuses de payer très cher pour une nuit avec lui.
Et il s'était tu, certain qu'à présent elle ne s'en irait pas. La femme chez qui l'orgueil serait plus fort que la curiosité n'était pas encore née.
Wanda le regardait par en dessous, l'air furieux. Au bout d'un moment, incapable de résister, elle avait dit avec un léger ricanement :
- Eh bien, parlez donc, ne me faites pas languir, serpent tentateur de Riazan.
- Il s'agit du général Sobolev en personne, de l'incomparable Achille, également propriétaire terrien à Riazan, avait prononcé Akhimas d'un air important Voilà qui je vous propose, c'est autre chose qu'un vulgaire marchand au ventre qui lui retombe sur les genoux. Par la suite, dans votre vie libre, vous pourrez même écrire vos Mémoires.
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Dix mille roubles et Achille en prime, je pense que ce n'est pas si mal ! On voyait à son expression que la chanteuse hésitait.
- Et je peux même vous proposer autre chose, avait ajouté Akhimas tout doucement, presque dans un souffle. Je peux aussi vous débarrasser une fois pour toutes de la compagnie de Herr Knabe. Si vous le souhaitez, bien sûr.
Wanda avait sursauté et demandé, apeurée :
- Qui es-tu, Nikolaï Klonov? Tu n'es pas marchand, n'est-ce pas ?
- Mais si, mais si. (Il avait claqué des doigts pour qu'on lui apporte l'addition.) Lin, indienne, jute. Et ne vous étonnez pas que je sois bien informé. La Société m'a confié une tâche importante, et dans les affaires j'aime aller dans le détail.
- C'est pour cela qu'hier soir tu ne m'as pas quittée des yeux pendant que j'étais avec Knabe, avait-elle dit de manière inattendue.
Observatrice, avait pensé Akhimas, sans savoir encore si c'était bien ou mal. Et le fait qu'elle se soit mise à le tutoyer demandait également réflexion. Quelle serait l'attitude la plus adéquate : la confiance ou la distance ?
- Et comment peux-tu me débarrasser de lui ? avait-elle demandé d'un air avide. Tu ne sais même pas qui il est... (Et, comme se reprenant, elle s'était elle-même coupé la parole.) Et d'abord, où as-tu pris que je voulais me débarrasser de lui ?