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- Ceci vous regarde, mademoiselle, avait dit Akhimas en haussant les épaules, après avoir décidé que garder les distances serait dans le cas présent l'attitude la meilleure. Bon, alors, vous êtes d'accord ou non ?

- Oui, avait-elle répondu dans un soupir. Quelque chose

me dit que, de toute façon, je ne me débarrasserai pas de toi.

Akhimas avait fait un signe de tête approbateur :

- Vous êtes une femme très intelligente. Demain, ne

venez pas ici. Soyez chez vous en fin d'après-midi, à partir

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de cinq heures. Je passerai vous prendre à l'hôtel Angleterre, et nous mettrons au point les derniers détails. Et essayez d'être seule.

- Je serai seule.

Elle le regardait d'une manière étrange, et il ne comprenait pas la signification de ce regard. Soudain, elle avait demandé :

- Kolia, dis-moi, tu ne vas pas me tromper ?

Non seulement les mots, mais l'intonation avec laquelle ils avaient été prononcés avaient soudain paru à Akhimas si familiers que son cour avait défailli.

Et il s'était souvenu. En effet, c'était bien du déjà vu. Il avait déjà vécu cette scène.

Jadis, vingt ans plus tôt, Evguénia avait dit la même chose avant le cambriolage de la pièce blindée. Et ses yeux transparents, c'était elle aussi, la petite Génia de l'orphelinat, qui en avait parlé.

Akhimas avait dégrafé son col amidonné. Il avait du mal à respirer, tout d'un coup.

D'une voix égale, il avait dit :

- Parole de marchand. Donc, à demain, mademoiselle.

Akhimas était attendu à l'hôtel par un courrier spécial porteur d'une dépêche venant de Saint-Pétersbourg.

" II a pris un congé d'un mois et vient de monter dans le train de Moscou qui arrive demain à cinq heures de l'après-midi. Il logera à l'hôtel Dusseaux, passage du Théâtre, appartement 47. Il est accompagné de sept officiers et de son valet de chambre. Vos honoraires sont dans une serviette marron. La première rencontre est prévue pour vendredi, à dix heures du matin, avec Ganetski, le commandant de la région militaire de Saint-Pétersbourg.

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Je vous rappelle qu'il n'est pas souhaitable que cette rencontre ait lieu. X "

Le jeudi 24 juin, depuis le matin, vêtu d'une jaquette rayée, la raie pommadée et coiffé d'un canotier, Akhimas tournait dans le vaste hall du Dusseaux. Il avait réussi à nouer des relations utiles avec le suisse, le réceptionniste et l'homme de ménage chargé de l'aile dans laquelle il était prévu d'accueillir l'hôte de marque. Deux facteurs avaient contribué à l'établissement de ces bonnes relations : une carte de visite de correspondant des Nouvelles du gouver-noratde Moscou, fournie par monsieur Némo, et les largesses dont il avait fait preuve (le suisse avait reçu un billet de vingt-cinq roubles, le réceptionniste un de dix, l'homme de ménage un de trois). L'investissement le plus rentable avait justement été ce dernier billet, car l'homme avait secrètement introduit le reporter dans l'appartement 47.

Akhimas avait poussé des oh ! et des ah ! devant le luxueux aménagement, regardé où donnaient les fenêtres (dans la cour, côté rue Rojdestvenka, parfait), arrêté son regard sur le coffre-fort enchâssé dans le mur de la chambre à coucher. Cela également tombait bien : il n'aurait pas à mettre l'appartement sens dessus dessous pour trouver l'argent. La serviette serait évidemment dans le coffre, dont la serrure était d'un modèle on ne peut plus ordinaire, une Van Lippen belge qui ne demanderait que cinq minutes à ouvrir. Pour le remercier de sa gentillesse, le correspondant des Nouvelles de Moscou avait voulu donner à l'homme de ménage une pièce de cinquante kopecks supplémentaire, mais il s'y était pris si maladroitement que la pièce était tombée et avait roulé sous le divan. Pendant que l'employé s'activait à quatre pattes pour la récupérer, Akhimas avait concentré son effort sur l'espagnolette d'une fenêtre latérale, qu'il avait tant et si bien triturée qu'elle ne tenait plus

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qu'à peine. Il suffirait de donner un tout petit coup de l'extérieur pour que la fenêtre s'ouvre.

A cinq heures et demie, son bloc de reporter à la main, Akhimas se tenait près de l'entrée de l'hôtel, au milieu de la foule des correspondants et des badauds venus assister à l'arrivée du grand homme. Au moment où, sanglé dans un uniforme blanc, Sobolev était sorti de la voiture, il y avait eu dans la foule une velléité de crier " Hourrah ! ", mais le héros avait lancé aux Moscovites un regard si furieux, les officiers de sa suite avaient agité si vigoureusement les mains que l'ovation avait avorté avant d'avoir pu prendre quelque ampleur.

Akhimas avait d'abord trouvé au Général Blanc une étonnante ressemblance avec un poisson-chat : front bombé, yeux très légèrement proéminents, longue moustache et larges favoris partant en touffe sur les côtés et rappelant des ouïes. Mais non, le poisson-chat est nonchalant et brave, or celui-là avait enveloppé l'assistance d'un tel regard d'acier qu'Akhimas avait immédiatement fait passer sa cible dans la catégorie des gros carnassiers marins. Un requin-marteau, pas moins !

En tête, arrivait le poisson pilote, un capitaine de Cosaques portant beau qui fendait la foule d'un air féroce avec force moulinets de ses gants blancs. Trois officiers marchaient de chaque côté du général. Fermant la marche, suivait le valet de chambre, lequel, arrivé à la porte, avait fait demi-tour pour retourner à la voiture afin de diriger les opérations de déchargement des bagages.

Akhimas avait eu le temps de noter que Sobolev tenait à la main une grosse et apparemment assez lourde serviette en cuir de veau. La situation ne manquait pas de piquant, la cible apportait elle-même les honoraires de celui qui était chargé de l'éliminer.

Avides de recueillir le moindre renseignement, espérant pouvoir poser une question ou observer un détail, les

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correspondants s'étaient précipités dans le hall à la suite du héros. Akhimas, lui, avait adopté une autre ligne de conduite. Il s'était approché tranquillement du valet de chambre et avait toussoté respectueusement, comme pour annoncer sa présence. Il s'était cependant bien gardé de l'importuner avec des questions, attendant que l'important personnage daigne lui prêter attention.

Le valet de chambre, un homme âgé, au visage flasque et aux sourcils blancs renfrognés (Akhimas connaissait parfaitement sa biographie, ses habitudes et ses faiblesses, y compris son fâcheux penchant pour le petit verre du matin) avait jeté un regard mécontent à l'élégant jeune homme en chapeau de paille mais, appréciant sa délicatesse, il avait fini par daigner se tourner d'un quart de tour dans sa direction.

- Correspondant des Nouvelles du gouvernorat de Moscou, avait jeté à la hâte Akhimas, profitant de la possibilité qui lui était offerte. Sans vouloir ennuyer Sa Haute Excellence par des questions fastidieuses, j'aimerais tout de même, au nom des Moscovites, demander quels sont les projets du Général Blanc pour son séjour dans l'ancienne capitale. Or qui sait cela mieux que vous, Anton Loukitch ?

- Pour ce qui est de savoir, on le sait, mais ce n'est pas pour autant qu'on le raconte à tout le monde, avait répliqué le valet de chambre d'un ton sévère, mais de toute évidence flatté.

Akhimas avait ouvert son bloc, montrant qu'il était prêt à noter religieusement chaque précieuse parole. Loukitch s'était redressé et avait adopté un ton pompeux :

- Aujourd'hui, nous avons prévu une journée de détente. Après la fatigue des manouvres et celle du voyage en chemin de fer, il n'y aura ni visites ni soirées de gala et, surtout, il nous est expressément défendu de laisser approcher les représentants de votre corporation. Adresses et députations sont également exclues. Ordre m'a été donné

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de commander à dîner au restaurant de l'hôtel, pour huit heures et demie. Si vous voulez le voir, retenez une table tant qu'il n'est pas trop tard. Mais sachez que vous ne pourrez l'observer que de loin ; défense de venir l'ennuyer avec des questions.