Posant la main sur son cour en un geste de prière, Akhimas s'était enquis d'une voix mielleuse :
- Et quels sont les projets de Son Excellence pour la suite de la soirée ? Le valet de chambre s'était rembruni :
- Voilà qui n'est pas mon affaire et encore moins la vôtre !
Parfait, s'était dit Akhimas. Les entretiens sérieux commencent demain, et la soirée d'aujourd'hui semble bien, en effet, consacrée à la détente. Jusque-là nos intérêts concordent.
A présent, il convenait de préparer Wanda.
La jeune femme ne lui avait pas fait faux bond, elle l'attendait dans son appartement et était seule. Elle avait jeté à Akhimas un regard un peu bizarre, comme si elle attendait quelque chose de sa part, mais dès que le visiteur s'était mis à parler affaires, le regard de la demoiselle avait perdu son éclat.
- Mais nous nous sommes déjà mis d'accord, avait-elle lâché d'un ton las. A quoi bon ressasser les mêmes choses ? Je connais mon métier, Kolia.
Akhimas avait examiné la pièce, à la fois salon et boudoir. Tout y était parfait: fleurs, bougies, fruits. La chanteuse s'était pourvue de Champagne, mais n'avait pas oublié le Château d'Yquem dont il avait été question la veille.
Dans sa robe bordeaux à décolleté profond, taille moulante et tournure propre à éveiller tous les fantasmes, Wanda était follement attirante. De ce côté-là, rien à dire, mais le poisson allait-il mordre à l'hameçon ?
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Selon les prévisions d'Akhimas, il devait y mordre.
1) Aucun homme normal et vigoureux ne saurait résister aux charmes de Wanda.
2) Si les renseignements fournis étaient exacts, or jusqu'ici monsieur X n'avait pas failli, Sobolev était non seulement un homme normal, mais encore faisait-il carême depuis au moins un mois.
3) Mademoiselle Wanda était le même type de femme que l'institutrice de Minsk à qui le général avait fait une demande en mariage, qu'elle avait refusée avant de rompre définitivement.
Bref, l'explosif était prêt. Et pour être sûr que cela marche, il ne manquait plus que l'étincelle.
- Pourquoi ce front plissé, Kolia ? Tu crains que je ne plaise pas à ton concitoyen ?
Wanda avait posé sa question d'une manière un peu provocante, mais Akhimas avait décelé dans son ton une inquiétude inavouée. La femme la plus irrésistible, si habituée soit-elle à briser les cours, a constamment besoin d'une confirmation de son pouvoir. Chaque femme fatale a au fond d'elle-même un petit ver qui la ronge : et si jamais le charme était rompu, si l'envoûtement n'opérait plus ?
En fonction de son caractère, il faut soit la rassurer en lui répétant, tel le miroir du conte, qu'elle est la plus charmante et la plus belle, soit, au contraire, éveiller en elle l'esprit de compétition. Akhimas était persuadé que Wanda faisait partie de cette seconde catégorie.
- Je l'ai vu aujourd'hui, avait-il dit avec un soupir et en considérant la chanteuse d'un air perplexe. J'ai bien peur de m'être trompé. Chez nous, à Riazan, on prend Mikhaïl Andréiévitch pour un bourreau des cours, alors que c'est en fait un homme extrêmement sérieux. Et si cela ne marchait pas ? Et si le général ne s'intéressait pas à notre cadeau ?
Un éclair était passé dans les yeux de Wanda.
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- Ça, mon ami, ce n'est pas ton problème. Ton rôle à toi, c'est de payer. Tu as l'argent ?
Sans un mot, il avait déposé une liasse sur la table.
Wanda l'avait prise et fait volontairement mine de compter.
- Il y a bien dix mille roubles ? Bon, bon ! (De son doigt effilé, elle avait donné une légère tape sur le nez d'Akhimas.) Ne crains rien, Kolia. Vous autres les hommes, vous n'êtes pas des êtres très compliqués. Ton héros ne m'échappera pas. Au fait, est-ce qu'il aime les chansons ? Je crois qu'il y a un piano dans le restaurant du Dusseaux.
La voilà, l'étincelle, s'était dit Akhimas.
- Oui, il les aime. Surtout une romance qui s'appelle L'Aubépine. Vous la connaissez ? Wanda avait réfléchi et hoché la tête.
- Non, je chante peu les romances russes, et de plus en plus des chansons européennes. Mais ce n'est pas grave, je vais la trouver tout de suite.
Elle avait pris sur son piano un recueil de chansons. Elle l'avait feuilleté et avait trouvé ce qu'elle cherchait.
- C'est bien celle-là?
Elle avait fait courir ses doigts sur le clavier, fredonné la mélodie, puis entonné à mi-voix :
Perdue d'amour, pauvre aubépine, Du chêne je ne puis approcher. Et me voila, triste orpheline, Toujours seule à me balancer.
- C'est un affreux mélo ! Les héros sont des gens sentimentaux. (Elle avait jeté un bref regard à Akhimas.) Maintenant, va. Le général va sauter sur votre cadeau et s'y accrocher à deux mains !
Akhimas ne partait pas.
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- Une dame ne se rend pas seule au restaurant, cela ne se fait pas. Comment procède-t-on ? Wanda avait levé les yeux au ciel d'un air affligé.
- Kolia, je ne me mêle pas de ton commerce de jute, ne te mêle pas de mon boulot.
Il était resté une minute à écouter la voix basse et passionnée, brûlante du désir de se blottir contre le chêne. Puis, doucement, il s'était retourné pour se diriger vers la porte.
La mélodie s'était interrompue et, avant qu'il ne sorte, Wanda lui avait demandé :
- Cela ne te fait rien, Kolia, de me donner à un autre ? Akhimas s'était retourné.
- C'est bon, va-t'en, avait-elle dit avec un geste de la main. Les affaires sont les affaires.
Au restaurant de l'hôtel Dusseaux, tout était réservé, mais le maître d'hôtel, qui s'était volontiers laissé amadouer, avait tenu parole et laissé libre à l'intention de monsieur le reporter la table la mieux placée : dans un coin, avec vue panoramique sur toute la salle. A neuf heures moins vingt, dans un cliquetis d'éperons, on avait vu arriver d'abord trois officiers, puis le général, lui-même suivi de quatre militaires. Les autres clients, qui avaient reçu la stricte recommandation de ne pas importuner le général par des marques d'attention, se montraient discrets et faisaient mine d'être venus au restaurant non pour voir de près le grand homme, mais simplement pour dîner.
Sobolev avait consulté la carte des vins et n'y trouvant pas de Château d'Yquem, avait demandé qu'on aille lui en chercher. La suite avait opté pour le Champagne et le cognac.
Ces messieurs les militaires échangeaient à mi-voix des propos entrecoupés d'éclats de rire collectifs, d'où se déta-
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chait nettement le baryton sonore du général. Tout indiquait que les conspirateurs étaient d'excellente humeur, ce qui convenait parfaitement à Akhimas.
A neuf heures cinq, alors que le Château d'Yquem avait été non seulement apporté mais également débouché, les portes du restaurant s'étaient ouvertes en grand, comme sous l'effet d'un vent magique, et Wanda était apparue sur le seuil. Telle une ballerine interrompue dans son élan, elle s'était immobilisée dans une pose d'une grâce infinie. Elle avait le visage tout rouge, et ses yeux immenses scintillaient, pareils à des étoiles dans un ciel sans lune. Attirée par le bruit la salle entière s'était tournée vers la porte et restait muette, comme ensorcelée par le merveilleux spectacle. Le glorieux général avait quant à lui, paru se pétrifier, laissant en suspens sa fourchette sur laquelle était planté un lactaire mariné.
Wanda avait gardé la pause un instant, juste ce qu'il fallait pour que les présents puissent apprécier l'effet sans pour cela avoir le temps de retourner à leurs assiettes.
- Le voilà, notre héros! avait lancé la merveilleuse apparition.
Et, ses talons martelant le parquet, elle était entrée d'un pas résolu dans la salle.
La soie bordeaux avait crissé, la plume d'autruche de sa capeline s'était mise à onduler. Se rappelant l'interdiction faite de laisser se dérouler des manifestations publiques, le maître d'hôtel, horrifié, avait levé les bras au ciel. A tort cependant : loin de s'emporter, Sobolev avait essuyé ses lèvres luisantes avec sa serviette et s'était galamment levé.