Sans laisser l'initiative lui échapper une seule seconde, l'ardente patriote s'était tournée vers la salle :
- Qu'avez-vous, messieurs, à rester assis au lieu d'honorer la gloire de la terre russe ! ? Pour Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev, hourra !
On eût dit que les gens attablés n'attendaient que cela. Tous avaient bondi de leurs chaises, s'étaient mis à applaudir.
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et le hourra avait été si enthousiaste qu'au plafond le lustre de cristal avait frémi.
Le général avait rougi de manière touchante, saluant dans les différentes directions. Bien que célèbre dans l'Europe entière et adulé par toute la Russie, il n'était apparemment pas habitué à de telles marques de ferveur.
La jeune beauté s'était approchée du héros d'un pas résolu en ouvrant ses bras graciles :
- Permettez-moi de vous embrasser au nom de toutes les femmes de Moscou !
Et, le prenant fermement par le cou, elle l'avait embrassé trois fois sur la bouche, conformément au vieil usage moscovite.
Sobolev avait rougi de plus belle.
- Goukmassov, change de place! avait-il ordonné en tapant sur l'épaule du capitaine de Cosaques à la moustache noire, avant d'ajouter, indiquant la chaise qui venait de se libérer : Madame, faites-moi l'honneur !
La merveilleuse blonde avait paru effarouchée :
- Non, non, je vous en prie ! Comment oserais-je ? Si vous le permettez, je préférerais chanter pour vous ma chanson préférée.
Et de son même pas impétueux, elle s'était dirigée vers le piano blanc qui trônait au milieu de la salle.
Aux yeux d'Akhimas, Wanda se comportait de façon trop directe, pour ne pas dire grossière, mais il était cependant évident qu'elle était sûre d'elle et savait parfaitement ce qu'elle faisait. Il est agréable d'avoir affaire à une professionnelle. Il en avait été définitivement convaincu quand, dans la salle, s'était élevée la voix profonde, un peu rauque, qui, dès les premières notes, lui avait étreint le cour.
Mais qu'as-tu donc, belle aubépine,
A osciller, à balancer.
La tête basse, le cou ployé ?
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Akhimas s'était levé et avait tout doucement gagné la porte. Personne ne lui avait prêté la moindre attention, tous écoutaient la chanson.
Il lui restait à pénétrer dans l'appartement de Wanda et à remplacer la bouteille de Château d'Yquem par une autre.
L'opération avait été d'une simplicité confinant à l'ennui. Il ne lui avait fallu qu'un peu de patience.
A minuit un quart, trois équipages s'étaient arrêtés devant l'hôtel Angleterre: dans le premier la cible et Wanda, dans les deux autres, les sept officiers.
Akhimas (affublé d'une fausse barbe et de lunettes qui lui donnaient l'air d'un respectable professeur) avait retenu d'avance un appartement de deux pièces dont les fenêtres donnaient des deux côtés, sur la rue et sur la cour où était situé le pavillon occupé par Wanda. Il avait éteint la lumière pour qu'on ne risque pas d'apercevoir sa silhouette.
Le général était bien gardé. Dès que Sobolev et sa compagne s'étaient enfermés dans l'appartement de Wanda, les officiers avaient pris des dispositions pour protéger ce moment de détente de leur chef : l'un d'eux était resté dans la rue, à proximité de l'entrée de l'hôtel, un autre faisait les cent pas dans la cour intérieure, un troisième s'était doucement glissé dans le pavillon, où il s'était sans doute posté dans le couloir. Les quatre autres s'étaient rendus au buffet. Probablement avaient-ils instauré des tours de garde.
A minuit trente-sept, la lumière électrique s'était éteinte dans l'appartement, et les stores n'avaient plus laissé filtrer qu'une lumière rouge tamisée. Akhimas avait eu un hochement de tête approbateur : la chanteuse connaissait toutes les ficelles de la séduction parisienne.
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L'officier qui arpentait la cour avait regardé autour de lui comme un voleur, s'était approché de la fenêtre aux reflets rouges et s'était hissé sur la pointe des pieds, mais, aussitôt, comme honteux, il avait reculé d'un bond et repris ses allées et venues en sifflotant avec une ardeur excessive.
Akhimas ne quittait pas des yeux l'aiguille des minutes de sa montre. Que se passerait-il si le Général Blanc, célèbre pour son sang-froid au combat, ne perdait jamais la tête et que son pouls ne s'accélère pas, même dans le feu de la passion ? C'était peu probable, car contraire à la physiologie. On l'avait vu s'enflammer pour les baisers de Wanda, or, là, on ne s'arrêterait pas aux baisers.
Le risque était plutôt qu'il ne touche pas au Château d'Yquem. Mais, d'après la psychologie, il devait le faire. Quand deux amants ne se jettent pas d'emblée dans les bras l'un de l'autre - or, avant que la lampe s'éteigne dans le boudoir, vingt bonnes minutes s'étaient écoulées -, il faut bien qu'ils s'occupent à quelque chose. Le mieux était de boire un verre de son vin préféré, si opportunément placé à portée de main. Et s'il ne le buvait pas aujourd'hui, il le boirait demain. Ou après-demain. Sobolev devait rester à Moscou jusqu'au 27, et on pouvait être certain que, désormais, c'était ici, et non dans son appartement 47, qu'il préférerait passer ses nuits. La Société des marchands de Ria-zan paierait avec joie cet abonnement à son grand homme : monsieur X avait donné pour les frais généraux bien plus qu'il n'était nécessaire.
A une heure cinq, Akhimas avait entendu un cri étouffé de femme, suivi d'un autre, plus fort et plus long, mais il n'avait pas réussi à saisir ses paroles. L'officier qui allait et venait dans la cour avait sursauté et s'était précipité vers le pavillon. Une minute plus tard, une lumière vive avait illuminé les fenêtres, et des ombres s'étaient mises à courir derrière les stores. Voilà qui était fait.
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Akhimas s'était dirigé sans hâte vers le passage du Théâtre en jouant avec sa canne. Il avait tout son temps. Pour arriver au Dusseaux, il suffisait de sept minutes d'un pas mesuré. Il avait fait le trajet deux fois dans la journée, en passant au plus court et en regardant sa montre. Le temps que les autres s'agitent et s'affolent, le temps qu'ils essaient de ranimer le général, qu'ils discutent pour savoir s'il fallait faire venir un médecin tout de suite ou commencer, pour sauver les apparences, par transporter Sobolev au Dusseaux, il se passerait au bas mot une bonne heure.
Le problème était ailleurs: que faire à présent de Wanda ? Les règles élémentaires de l'hygiène exigeaient après une opération, de tout nettoyer derrière soi. Il n'y aurait certes ni enquête ni instruction. Sur ce point, on pouvait se fier à messieurs les officiers et, d'ailleurs, monsieur X ne le permettrait pas non plus. Il était par ailleurs totalement exclu que Wanda devine la substitution des bouteilles. Pourtant, si jamais le généreux donateur de Riazan remontait à la surface, si l'on découvrait que le véritable Nikolaï Nikolaiévitch Klonov n'avait jamais quitté son épicerie natale, une difficulté inutile surgirait. Comme on dit, deux précautions valent mieux qu'une.
Akhimas avait fait la moue. Son travail comportait hélas, des moments désagréables.
Absorbé par ces pensées tristes mais nécessaires, il avait quitté la rue Sophie pour passer sous un long porche qui débouchait fort à propos sur l'arrière-cour du Dusseaux, juste sous les fenêtres de Sobolev.
S'étant assuré qu'aucune fenêtre n'était allumée (les hôtes de l'établissement dormaient depuis longtemps), Akhimas avait poussé contre le mur une caisse repérée d'avance. Une faible poussée avait suffi pour que la fenêtre de la chambre s'ouvre sans bruit, sinon un très léger grincement de l'espagnolette. Cinq secondes plus tard, Akhimas était à l'intérieur.
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Il avait actionné le ressort de sa lanterne de poche, laquelle s'était ranimée, fendant l'obscurité d'un mince rai de lumière, faible mais tout à fait suffisant pour retrouver le coffre.