Knabe n'avait pas eu le temps d'aller très loin. Après être resté un instant devant la porte vitrée d'une pâtisserie française, il avait pénétré à l'intérieur.
Akhimas à sa suite.
Alors que l'espion dégustait une crème brûlée qu'il accompagnait d'eau de Seltz, surgi d'on ne sait où, était
383
apparu à la table voisine un jeune homme en costume d'été, au regard étonnamment vif. Il s'était dissimulé derrière une revue à la mode, mais jetait de temps à autre des regards par-dessus la couverture. Le fiacre vu précédemment s'était arrêté le long du trottoir. Entre-temps, il est vrai, l'ouvrier avait disparu. Herr Knabe était solidement pris en main. Mais ce n'était pas gênant, au contraire, cela facilitait les choses. Le tout était qu'ils ne l'arrêtent pas. Ils semblaient d'ailleurs ne pas en avoir l'intention car, dans ce cas, pourquoi une filature ? Ils voulaient connaître ses contacts. Mais Knabe n'avait pas de contacts, sinon il ne communiquerait pas avec Berlin par dépêches.
L'espion était resté un long moment dans la pâtisserie. Après une glace, il avait pris un massepain, bu un chocolat et pour finir commandé un tutti f rutti. Il avait un bel appétit ! Le jeune limier avait été remplacé par un autre, plus âgé. Un autre fiacre avait pris la place du précédent, et son cocher refusait avec la même obstination de prendre des passagers.
Akhimas s'était alors dit qu'il avait assez traîné dans l'entourage de la police, et il était parti le premier. Il avait pris son poste d'observation à la poste et avait attendu. En y allant, il avait rabaissé son statut social : il s'était défait de sa redingote, avait sorti sa chemise de son pantalon, mis une ceinture, enlevé ses lunettes et s'était enfoncé sur la tête un bonnet de drap.
A l'arrivée de Knabe, Akhimas se tenait devant le guichet du télégraphe et, tout en remuant les lèvres, promenait avec application son crayon sur un formulaire.
- Dis voir, mon brave, avait-il demandé au préposé, t'es bien sûr que ça arrivera demain ?
- Je te l'ai déjà dit, il arrivera aujourd'hui même, avait répondu l'autre d'un air condescendant. Mais attention, sois bref, ce n'est pas une lettre que tu rédiges, sinon tu vas y laisser ta fortune ! Ivan Egorytch, un télégramme pour vous !
384
Akhimas avait fait mine de regarder l'Allemand aux joues rosés d'un air courroucé, mais en fait avait jeté un coup d'oeil au feuillet qu'on venait de lui glisser par le guichet
Très peu de texte et des colonnes de chiffres ressemblant à des cotations d'actions. Mmm... ils travaillaient plutôt grossièrement à Berlin. Ils sous-estimaient la gendarmerie russe.
Knabe n'avait jeté qu'un bref coup d'oeil à la dépêche avant de la glisser dans sa poche. Normal, elle était chiffrée. Maintenant, il allait forcément rentrer chez lui pour la décoder.
Akhimas avait interrompu sa filature et regagné son point d'observation dans le grenier.
L'espion était déjà de retour. Il avait dû prendre un fiacre (peut-être celui de la police !). Il était à sa table et feuilletait un livre dont il recopiait des éléments sur une feuille.
Puis le plus intéressant avait commencé. Les gestes de Knabe s'étaient accélérés. Il s'était plusieurs fois essuyé nerveusement le front. Il avait jeté son livre par terre et s'était pris la tête à deux mains. Puis il avait bondi de sa chaise et s'était mis à courir dans tous les sens. De nouveau, il avait relu ses notes.
Apparemment, la nouvelle qu'il venait de recevoir n'était pas des plus agréables.
La suite avait été plus passionnante encore: l'espion avait disparu un instant au fond de l'appartement pour reparaître un revolver à la main.
Il s'était assis devant un miroir. A trois reprises il avait porté l'arme à sa tempe, une fois il se t'était enfoncée dans la bouche.
Akhimas avait hoché la tête. Ça tombait à merveille. Un vrai conte de fées. Bon, alors, vas-y, tire !
Que venait-on de lui faire savoir de si terrible ? En fait, c'était évident. L'initiative prise par le résident n'avait pas reçu l'approbation de Berlin. Et c'était un euphémisme. La carrière de l'assassin supposé du général Sobolev était désespérément fichue.
385
Mais non, il ne s'était pas tué. Il avait laissé retomber la main qui tenait le revolver. Et, de nouveau il s'était mis à courir à travers la pièce. Il avait fourré l'arme dans sa poche. Dommage.
Akhimas n'avait pas vu ce qui s'était passé ensuite, car Knabe avait fermé ses fenêtres.
Pendant près de trois heures, il n'avait eu pour tout spectacle que les reflets du soleil qui enflammaient les vitres. Akhimas jetait de temps à autre un regard au limier qui faisait du surplace en bas de l'immeuble et imaginait le château qui, bientôt, s'élèverait au sommet du plus haut rocher de Santa Croce. Le château ferait penser à une tour comme celles qui veillent sur la paix des villages du Caucase, à cela près qu'il tenait absolument à avoir un jardin sur la terrasse supérieure. Les palmiers devraient, bien sûr, être plantés dans des bacs, mais pour les arbustes et autres plantes, il suffirait d'étaler une petite couche d'humus.
Akhimas en était à résoudre le problème de l'arrosage de son jardin suspendu quand Knabe était sorti de son immeuble. D'abord, le limier avait montré des signes d'agitation : il s'était éloigné à la hâte de la porte pour aller se cacher derrière le coin de l'immeuble. Une seconde plus tard, l'espion en personne était apparu. Il s'était immobilisé près du porche avec l'air d'attendre quelque chose. Très vite on avait su quoi.
De la cour avait émergé une calèche à une place, tirée par un cheval Isabelle. Sautant du siège, le palefrenier avait tendu les rênes à Knabe, qui s'était empressé de prendre sa place, et le fringant cheval était parti au trot.
Voilà qui n'était pas prévu. Knabe échappait à son observation et il n'y avait aucun moyen de savoir ce qu'il allait faire. Sautant sur sa lunette, Akhimas avait tout juste eu le temps de voir l'espion s'accrocher une barbe rousse. Qu'avait-il donc manigancé ?
386
Le policier, quant à lui, ne s'était pas départi de son calme. Il avait accompagné la voiture du regard et noté quelque chose dans son carnet avant de partir. Visiblement, il savait où se rendait Knabe et ce qu'il allait y faire.
Bon, puisqu'il était parti les mains vides, l'espion allait sûrement revenir. Il était temps de préparer l'opération.
Cinq minutes plus tard, Akhimas était dans l'appartement de Knabe. Il l'avait inspecté sans se presser. Il y avait découvert deux cachettes. La première contenait un petit laboratoire de chimie : des encres sympathiques, des poisons, une pleine bonbonne de nitroglycérine (il s'apprêtait à faire sauter le Kremlin ou quoi ?). La seconde, plusieurs revolvers, de l'argent - une trentaine de milliers de roubles, à vue de nez - et un livre avec des tables de logarithmes qui contenait sans doute les clés du chiffre.
Akhimas n'avait pas touché aux deux cachettes : que les gendarmes s'en débrouillent I Quant au télégramme déchiffré, Knabe l'avait malheureusement brûlé : il y avait des traces de cendre dans le lavabo.
L'appartement n'avait pas d'entrée de service, et c'était bien regrettable. La fenêtre du couloir donnait sur le toit d'une petite construction attenante. Akhimas y était descendu, mais après quelques pas sur la tôle en faisant un bruit de tonnerre, il s'était rendu compte que ce toit ne menait nulle part. La gouttière, elle, était toute rouillée, impossible de l'utiliser pour descendre. Bon.
S'asseyant à une des fenêtres donnant sur la rue, il s'était préparé à une longue attente.
Peu après neuf heures, alors que la lumière de la longue journée d'été commençait à décliner, la calèche bien connue avait tourné le coin de la rue. Le cheval Isabelle allait à toute bride, dispersant autour de lui des lambeaux d'écume. Knabe conduisait debout, agitant son fouet comme un forcené.