Etait-il poursuivi ?
Sans doute que non, puisque l'on n'entendait rien.
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L'espion avait jeté ses rênes et s'était engouffré dans l'immeuble.
Le moment était venu.
Akhimas avait gagné l'endroit sur lequel il avait jeté son dévolu : le couloir, derrière le portemanteau. Il tenait à la main un couteau pointu, pris à la cuisine.
L'appartement avait été préparé : tout y était sens dessus dessous, les placards et les armoires avaient été vidés, l'édredon avait même été crevé. Grossière imitation d'un cambriolage. Monsieur Fandorine devait en venir à la conclusion que Herr Knabe avait été supprimé par les siens, lesquels avaient maladroitement maquillé leur action en banal crime crapuleux.
L'affaire elle-même ne lui avait pris qu'une seconde.
La clé avait tourné dans la serrure, Herr Knabe n'avait eu que le temps de faire quelques pas dans le couloir obscur, et il était mort, sans même comprendre ce qui se passait.
Après un dernier examen attentif pour s'assurer que tout était parfait, Akhimas était sorti et avait commencé à descendre l'escalier.
En bas, une porte avait claqué, des voix sonores s'étaient fait entendre. Quelqu'un montait en courant. Ennuyeux.
Il avait rebroussé chemin et regagné l'appartement, avec l'impression de faire plus de bruit qu'il ne l'aurait dû en refermant la porte.
Il disposait d'un quart de minute, pas d'une seconde de
plus.
Il avait ouvert la fenêtre au fond du couloir et regagné sa cachette derrière le portemanteau.
A la seconde suivante très exactement, un homme avait fait irruption dans l'appartement. Il avait l'air d'un marchand.
Dans sa main, le " marchand " tenait un Herstal. Un bon joujou, Akhimas en avait possédé un dans le temps. Le " marchand " s'était figé une instant au-dessus du corps inerte, puis, comme prévu, avait couru dans les différentes
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pièces avant de sauter par la fenêtre du couloir sur le toit du bâtiment attenant.
L'escalier était silencieux, et Akhimas s'était glissé hors de l'appartement sans faire de bruit.
Il ne lui restait plus qu'à en finir avec le kellner du Métropole, après quoi il pourrait considérer la première partie de son plan comme achevée.
Avant de passer au second point, il avait fallu faire un peu fonctionner ses méninges.
La nuit, allongé dans sa chambre à la Trinité, Akhimas avait regardé le plafond en faisant un bilan minutieux de la situation.
Ainsi le ménage était terminé.
Avec le kellner, les choses étaient réglées. Il n'y avait plus à craindre la police qui en aurait pour un moment à débrouiller la filière allemande.
Il était temps de s'occuper des honoraires qu'on lui avait volés.
Question : comment retrouver le bandit surnommé Micha le Petit ?
Que savait-il de lui ?
C'était un chef de bande, sinon il n'aurait pas pu, dans un premier temps, suivre ses faits et gestes et, dans un second temps, lui envoyer un tueur. Pour le moment c'était à peu près tout.
Il y avait aussi le rat d'hôtel qui avait subtilisé la serviette. Que pouvait-on en dire ? Un homme normal n'aurait pas pu passer par le vasistas. S'agirait-il donc d'un gamin ? Non, il serait étonnant qu'un gamin, même dégourdi, soit capable d'ouvrir un coffre-fort avec une telle habileté ; pour cela, il fallait de l'expérience. Le travail avait été fait proprement :
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pas de vitre brisée, pas de trace d'effraction. Le voleur avait même pris la peine de refermer la porte du coffre avant de partir. Il s'agissait donc non pas d'un gamin, mais d'un homme de petite taille. Or Micha l'était, vu son surnom. En bonne logique, on pouvait donc supposer que le rat d'hôtel et lui n'étaient qu'une seule et même personne. C'était donc ce fameux Micha qui avait la serviette.
Conclusion : un homme de petite taille, habile et rusé, surnommé Micha le Petit, capable de fracturer les coffres-forts et se trouvant à la tête d'une bande sérieuse. Ce n'était déjà pas si mal !
On pouvait être certain qu'un professionnel de ce niveau était connu à la Khitrovka.
Mais c'est aussi pour cela qu'il ne serait pas simple de mettre la main dessus. Il était inutile d'essayer de se faire passer pour un bandit. Il aurait fallu connaître leurs habitudes, leur jargon, leurs codes. Il serait plus judicieux de se faire passer pour un " cormoran " recherchant les services d'un bon cambrioleur.
Disons, un commis de magasin rêvant de mettre un peu son nez dans le coffre de son patron.
Le dimanche matin, avant de se rendre à la Khitrovka, Akhimas n'avait pas résisté à la tentation et avait poussé jusqu'à la rue Miasnitskaïa pour voir la procession funèbre.
Le spectacle était impressionnant. Des nombreuses actions de sa longue carrière, aucune n'avait produit un effet pareil.
Perdu au milieu de la foule qui priait et se signait, Akhimas se sentait le personnage principal de cette représentation grandiose, son centre invisible.
C'était un sentiment inhabituel et grisant.
Juste derrière le catafalque venait un imposant général monté sur un cheval moreau. Guindé, bouffi d'orgueil, il était persuadé d'être, à ce spectacle, une étoile de première grandeur.
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En fait, il n'était, comme tous les autres, qu'une marionnette. Celui qui tirait les ficelles se tenait modestement sur le trottoir, noyé dans une mer de visages. Nul ne le connaissait, nul ne le regardait, mais la conscience de la singularité de son rôle lui faisait tourner la tête plus que ne l'aurait fait n'importe quel alcool.
- C'est Cyril Alexandrovitch, le frère du tsar, avait dit quelqu'un en désignant le général à cheval. Quelle allure !
Soudain, bousculant un policier du cordon de sécurité, une femme, la tête recouverte d'un châle noir, avait jailli de la foule pour se jeter sur le catafalque et, enfouissant son visage dans le velours pourpre, avait entonné des lamentations d'une voix criarde :
- Pourquoi nous as-tu abandonnés, petit père bien-aimé ! Qu'allons-nous devenir sans toi !...
Effrayé par ces glapissements, le cheval arabe du grand-duc avait gonflé les naseaux et s'était cabré.
Un des aides de camp avait voulu se précipiter pour attraper par le frein l'animal paniqué, mais, d'une voix sonore et autoritaire, Cyril Alexandrovitch l'avait arrêté :
- Arrière, Népliouev ! Ne te mêle pas de ça ! Je n'ai besoin de personne !
Restant en selle sans la moindre difficulté, il avait calmé son cheval en deux temps trois mouvements. Soufflant nerveusement, la bête avait fait quelques pas en tirant sur le côté, puis avait repris son allure normale. La pleureuse hystérique avait été reconduite manu militari dans la foule, sur quoi le petit incident avait été clos.
Mais l'humeur d'Akhimas n'était plus la même. Il n'avait plus l'impression d'être celui qui tire les fils dans un théâtre de marionnettes.
La voix qui venait d'interdire à l'aide de camp de s'approcher ne lui était que trop familière. Quiconque l'entendait une fois ne pouvait l'oublier.
Quelle rencontre inattendue : monsieur X !
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Akhimas avait suivi du regard la haute silhouette sanglée dans l'uniforme de la garde. Le véritable maître du théâtre de marionnettes, celui qui tirait les fils, c'était lui. Le cavalière Velde, alias futur comte de Santa Croce, n'était au contraire qu'un accessoire parmi tant d'autres, rien de plus. Eh bien, tant pis !
Il avait passé toute la journée à la Khitrovka. Le glas sonnant dans la multitude des églises y parvenait également, mais les habitants du quartier n'avaient rien à faire de la ville " propre " qui pleurait un vague général. Ici, comme dans une goutte d'eau sale placée sous un microscope, grouillait une autre vie secrète.
Akhimas, habillé en commis, avait failli être dépouillé à deux reprises, trois fois on avait glissé une main dans sa poche, dont une fois avec succès : fendant discrètement son pardessus de drap avec un objet coupant, quelqu'un avait réussi à attraper son portefeuille. Il ne contenait pratiquement rien, mais la virtuosité du bandit l'avait laissé pantois. Il avait connu également de sérieuses difficultés dans la recherche de son cambrioleur. Le plus souvent, la conversation avec les gens était tout simplement impossible à engager, et quand c'était possible, on ne lui indiquait pas la bonne personne: tantôt c'était un certain Kirioukh, ensuite Chtoukar ou encore Kolcha le Lycéen. C'est seulement à quatre heures et quelques que, pour la première fois, le nom de Micha le Petit avait retenti.