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Fandorine acquiesça d'un signe de tête silencieux, commençant à comprendre qu'il s'était fait abuser, monstrueusement rouler, et qu'on allait pouvait-on dire l'assassiner, et cela de manière encore plus sûre qu'à vingt pas, sur le pré. L'habile Hippolyte l'avait pris à son propre jeu et l'avait battu à plates coutures ! Rien ne pouvait empêcher un pareil expert de tirer la bonne carte, dans son propre paquet de surcroît ! Il était probable que le jeu tout entier était pipé.

Pendant ce temps, Zourov, après s'être signé démonstrativement, retourna la première carte du paquet. Une dame de carreau.

- Cette chère Vénus, fit le comte avec un sourire effronté, elle me sauve toujours. A votre tour, Fandorine.

Protester ou marchander eût été avilissant, il était trop tard pour exiger un autre paquet de cartes. Et tergiverser eût été honteux.

Eraste Pétrovitch tendit la main et découvrit un valet de pique.

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- Lui, c'est Momus, c'est-à-dire le simple d'esprit, expliqua Hippolyte en s'étirant voluptueusement. Un verre de Champagne pour vous donner du courage ou préférez-vous sortir tout de suite ?

Eraste Pétrovitch restait assis, tout rouge. Il suffoquait de rage - non pas envers le comte mais envers lui-même, parfait idiot qu'il était. A vrai dire, un tel imbécile ne méritait même pas de vivre.

- J'en finirai ici même, marmonna-t-il avec hargne en se disant qu'il allait au moins jouer un dernier tour de cochon au maître des lieux. Votre roublard de valet n'aura ensuite qu'à laver par terre. Quant au Champagne, faites-m'en grâce : il me donne mal à la tête.

Sans décolérer un seul instant et s'efforçant de ne penser à rien, Fandorine saisit le lourd revolver, releva le chien, puis, après une seconde d'hésitation - où tirer ? mais après tout peu importe -, il enfonça le canon dans sa bouche, compta mentalement " trois, deux, un " et pressa la détente, si fort que le canon lui meurtrit douloureusement la langue. Toutefois, aucun coup de feu ne s'ensuivit - seulement le bruit sec d'un déclic. Ne comprenant rien, Eraste

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Pétrovitch pressa à nouveau la détente - même déclic, sinon que cette fois le métal grinça odieusement contre une dent.

- Bon, cela suffit, cela suffit ! s'écria Zourov en lui reprenant le revolver et en lui donnant une tape sur l'épaule. Sacré gaillard ! Il s'est tiré dessus sans faire de simagrées, sans la moindre hystérie. Magnifique, cette nouvelle génération, n'est-ce pas, messieurs ? Jean, sers le Champagne, monsieur Fandorine et moi allons boire à l'amitié.

Saisi par une étrange apathie, Eraste Pétrovitch obéit docilement : d'un air las, il avala le liquide pétillant jusqu'à la dernière goutte ; du même air las, il échangea le baiser de l'amitié avec le comte, lequel lui demanda de l'appeler désormais simplement Hippolyte. Autour, tous vociféraient et riaient, mais leurs voix parvenaient plus ou moins brouillées à Fandorine. Le Champagne lui avait piqué le nez, et des larmes lui étaient montées aux yeux.

- Et qu'est-ce que tu dis de Jean ? demanda le comte en riant. En une minute il a enlevé toutes les balles. Habile, non ? Qu'en penses-tu, Fandorine ?

- Habile, approuva Eraste Pétrovitch avec indifférence.

- Eh oui, eh oui. Au fait, comment t'appelles-tu ?

- Eraste.

- Allons-y, Eraste de Rotterdam, allons dans mon bureau boire du cognac. J'en ai soupe de ces sales gueules.

- Erasme, corrigea mécaniquement Fandorine.

- Quoi ?

- Pas Eraste, Erasme.

- Excuse-moi, j'avais mal entendu. Allons-y, Erasme.

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Fandorine se leva docilement et suivit son hôte. Ils traversèrent une enfilade de salles et se retrouvèrent dans une pièce de forme ronde, où régnait un remarquable désordre - pipes et chibouks y traînaient ça et là au côté de bouteilles vides ; des éperons d'argent trônaient au beau milieu de la table ; dans un coin, sans que l'on sût ce qu'elle faisait là, était posée une élégante selle anglaise. Fandorine ne comprenait pas ce qui valait à cette pièce le nom de " bureau " : on n'y voyait ni livres ni nécessaire d'écriture.

- Superbe selle, non ? dit fièrement Zourov. Je l'ai gagnée hier, à l'issue d'un pari.

D'une bouteille ventrue, il versa un vin brun foncé dans les verres, s'assit à côté d'Eraste Pétrovitch et, très sérieusement, sur un ton empreint de sincérité, il dit :

- Pardonne-moi, misérable que je suis, pour cette plaisanterie. Je m'ennuie, Erasme. Il y a beaucoup de monde autour de moi, mais pas un seul être humain. J'ai vingt-huit ans, Fandorine, mais c'est comme si j'en avais soixante. Surtout le matin, quand je me réveille. Le soir, la nuit, passe encore - je chahute, je fais l'idiot. Pourtant cela me dégoûte. Avant je m'en fichais, mais maintenant, tout m'écoure de plus en plus. Tu sais, tout à l'heure, quand nous avons tiré au sort, brusquement je me suis dit : et si je me tuais pour de bon ? Franchement, je trouvais l'idée séduisante... Mais pourquoi tu ne dis rien ? Allez, Fandorine, ne sois plus fâché. Je voudrais vraiment que tu ne m'en tiennes pas rigueur. Que dois-je faire pour que tu me pardonnes, hein, Erasme ?

Alors, d'une voix grinçante mais parfaitement distincte, Eraste Pétrovitch prononça :

- Parle-moi d'elle. De Béjetskaïa.

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Zourov chassa de son front une épaisse mèche de cheveux.

- Ah oui, j'avais oublié. Tu fais partie de la " traîne ".

- De quoi ?

- C'est moi qui dis ça. Amalia est une reine, il lui faut une traîne, composée d'hommes. Et plus elle est longue, mieux c'est. Un bon conseil : ôte-la-toi de la tête, sinon tu es perdu. Oublie-la.

- Je ne peux pas, répondit honnêtement Eraste Pétrovitch.

- Tu n'es encore qu'un gamin, Amalia t'entraînera immanquablement dans son maelstrôm, comme elle l'a fait pour tant d'autres. Si elle s'est attachée à moi, c'est sans doute parce que j'ai refusé de l'y suivre. Je n'avais nul besoin du sien, j'ai mon propre gouffre. Il n'est pas aussi profond que le sien, mais peu importe, il surfit à se noyer.

- Tu l'aimes ? demanda Fandorine, considérant que sa qualité d'offensé l'autorisait à parler sans détours.

- Elle me fait peur, répliqua Hippolyte avec un rire lugubre. Je la crains plus que je ne l'aime. Et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec l'amour. Tu n'as jamais goûté à l'opium ?

Fandorine secoua négativement la tête.

- Tu essaies une fois, et durant toute ta vie tu n'aspires plus qu'à recommencer. Elle est exactement comme ça. Elle ne me lâche pas ! Je le vois bien, elle me méprise, elle ne me tient en aucune estime, mais elle a repéré quelque chose en moi. Pour mon plus grand malheur ! Tu sais, je suis heureux qu'elle soit partie. Vraiment. Une fois, j'ai pensé à la tuer, cette sorcière. A l'étrangler de mes propres mains pour

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qu'elle ne me tourmente plus. Et elle l'a bien senti. Oh, mon frère, c'est qu'elle est intelligente ! Je lui étais surtout précieux en cela qu'elle jouait avec moi comme avec le feu - tantôt m'attisant, tantôt m'étouf-fant, sans jamais perdre de vue qu'un incendie pouvait se déclarer et qu'alors elle y laisserait la vie. Sinon, à quoi lui aurais-je servi ?

Eraste Pétrovitch pensa avec envie que les raisons d'aimer un beau et fougueux jeune homme comme Hippolyte ne manquaient pas, et cela même sans quelque incendie que ce fût. Un tel gaillard devait avoir une multitude de femmes à ses pieds. Comment des gens pouvaient-ils avoir une telle chance ? Toutefois cette considération était hors de propos. Ce qu'il fallait, c'était poser des questions concernant l'affaire.

- Qui est-elle, d'où vient-elle ?

- Je l'ignore. Elle ne s'étend pas volontiers sur son compte. Je sais seulement qu'elle a passé son enfance à l'étranger. En Suisse, d'après ce que j'ai compris, dans une pension.

- Et où se trouve-t-elle à l'heure qu'il est ? demanda Eraste Pétrovitch, à vrai dire sans grand espoir.