Il avait arraché ses guenilles et ses savates, passé le premier uniforme qui lui était tombé sous la main et choisi des chaussures à sa taille - ça, c'était important. Vite, vite I
Alors qu'il revenait, adoptant le petit trot léger du fonctionnaire zélé, une plaque sur une porte avait accroché son regard : " Courrier ".
Derrière le comptoir, un fonctionnaire triait des enveloppes.
- Y a-t-il quelque chose pour le capitaine Pevtsov? avait-il demandé en donnant le premier nom qui lui était venu à l'esprit.
- Non, rien.
- Vérifiez quand même, s'il vous plaît.
Le fonctionnaire avait haussé les épaules, plongé son nez dans un registre, s'était mis à feuilleter les pages.
Akhimas s'était emparé subrepticement d'un pli officiel couvert de cachets, posé sur le comptoir, et l'avait glissé sous le revers de sa manche.
- Tant pis, ne cherchez pas ! Je repasserai. Il s'était approché d'un pas martial du Japonais, l'avait salué:
- Monsieur Massa?
L'Asiate avait bondi sur ses jambes et s'était courbé en un profond salut.
- Je viens de la part de monsieur Fandorine. Fandorine, vous comprenez ?
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Le Japonais s'était incliné plus bas encore. C'était parfait, il avait l'air de ne pas connaître un traître mot de russe.
- Voici un ordre écrit demandant que vous me remettiez la serviette.
Akhimas lui avait tendu l'enveloppe tout en désignant du
doigt la serviette.
Le Japonais avait hésité. Akhimas attendait en comptant les secondes. Sa main gauche, dissimulée derrière son dos, serrait un couteau. Encore cinq secondes, et il devrait frapper. Impossible d'attendre davantage.
Cinq, quatre, trois, deux...
Le Japonais s'était incliné une nouvelle fois, avait tendu la serviette. Quant au pli, il l'avait saisi des deux mains et porté à son front. L'heure de sa mort n'était sans doute pas arrivée.
Akhimas avait salué en claquant des talons, fait demi-tour et pénétré dans la réception. Il ne pouvait pas repartir par le couloir, le Japonais aurait trouvé cela suspect.
C'était une vaste pièce. Devant, le bureau du chef. Fandorine y était certainement. A gauche, une fenêtre. A droite, un panonceau " Section spéciale ".
L'officier de garde tournait autour de la porte du chef, et cela tombait bien. Akhimas lui avait fait un geste de la main pour lui dire de ne pas se déranger et s'était empressé de pousser la porte de droite. Là encore, la chance avait joué pour lui. La fortune se montrait plus généreuse à chaque minute qui passait. Au lieu de se retrouver dans un bureau où il aurait encore fallu improviser, il était dans un petit couloir avec des fenêtres donnant sur la cour.
Adieu, messieurs les gendarmes I Akhimas Velde passait au troisième et dernier point de son programme.
Un capitaine de gendarmerie de belle prestance s'était présenté à l'étage des bureaux de la maison du gouverneur.
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D'une voix sévère, il avait demandé à l'huissier de service où se trouvait le cabinet du conseiller aulique Khourtinski et avait pris la direction indiquée, balançant une lourde serviette au bout de son bras.
Khourtinski avait accueilli le " courrier urgent de Saint-Pétersbourg " avec un sourire faussement aimable. Akhimas avait souri, lui aussi, mais sans aucune hypocrisie, franchement : voilà longtemps qu'il attendait cette rencontre.
- Bonjour, canaille, avait-il dit en fixant les yeux gris et ternes de monsieur Némo, esclave perfide de monsieur X. Je suis Kionov. Voici la serviette de Sobolev. Et ceci est ta mort.
Et il avait ouvert avec bruit sa navaja. Le visage du conseiller aulique était devenu blanc comme un linge et ses yeux noirs comme du charbon, car ses pupilles dilatées dévoraient entièrement l'iris.
- Je vais tout vous expliquer, avait bredouillé le chef de la section spéciale de la chancellerie d'une voix atone. Mais ne me tuez pas !
- Si j'avais voulu te tuer, tu serais déjà à terre, la gorge tranchée. Je veux autre chose de toi, avait lancé Akhimas en haussant le ton et en jouant la colère froide.
- Tout ce que vous voulez mais, je vous en supplie, parlez moins fort !
Khourtinski avait passé la tête dans son antichambre et donné l'ordre au secrétaire de ne laisser entrer personne.
A son retour, il avait commencé à dire en chuchotant :
- Ecoutez, je vais tout vous expliquer...
- C'est au grand-duc que tu vas tout expliquer, Judas, l'avait interrompu Akhimas. Assieds-toi et écris I Ecris !
Il avait fait mine de lever son couteau, et Khourtinski, terrifié, avait eu un mouvement de recul.
- D'accord, d'accord ! Mais écrire quoi ?
- La vérité.
Akhimas s'était placé derrière le dos du fonctionnaire tremblant.
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Le conseiller aulique avait tourné la tête craintivement mais, de noirs, ses yeux étaient redevenus gris. Sans doute le rusé monsieur Némo était-il déjà en train de se creuser les méninges pour trouver un moyen de s'en sortir.
- Ecris : " Moi, Piotr Khourtinski, suis coupable d'avoir, par avidité, failli à mon devoir et trahi celui que je devais servir fidèlement et aider sans réserve dans l'accomplissement de sa difficile tâche. Dieu soit mon juge. Je porte à la connaissance de Sa Majesté l'Empereur... "
Quand Khourtinski avait achevé de tracer le mot " juge ", du tranchant de la main Akhimas lui avait brisé les vertèbres cervicales.
Puis il avait accroché le cadavre à la corde du vasistas et considéré avec satisfaction le visage étonné du mort. Faire l'imbécile avec Akhimas Velde est un jeu dangereux.
Voilà, ses affaires à Moscou étaient terminées.
De la poste, toujours vêtu de son uniforme de gendarme, Akhimas avait expédié un télégramme à monsieur X, à une adresse donnée pour les cas d'urgence. On savait par les journaux que, dès la veille, Cyril Alexandrovitch était reparti pour Saint-Pétersbourg.
Le contenu du télégramme était le suivant :
"Ai perçu mon dû. Monsieur Némo s'est révélé un partenaire déloyal. Des difficultés sont apparues avec M. Fandorine, de la filiale moscovite de la compagnie. Votre assistance est nécessaire. Klonov. "
Après une courte hésitation, il avait donné son adresse à La Trinité. Cela comportait une part de risque, bien sûr, mais qui restait tout de même dans des limites acceptables. Maintenant que l'identité de monsieur X était connue, la probabilité d'un double jeu paraissait faible. C'était un personnage trop important pour s'abaisser à cela.
Quant à l'aide du grand prince, elle lui était effectivement nécessaire. L'opération était achevée, mais il ne manquerait
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plus qu'il parte en Europe avec la police à ses basques. C'était bien la dernière chose dont le futur comte de Santa Croce eût besoin. Monsieur Fandorine était bien trop intelligent et bien trop véloce. Que quelqu'un calme un peu ses ardeurs.
Ensuite, il avait fait un saut à la gare de Briansk et réservé une place sur le train de Paris. Le lendemain matin, à huit heures, Akhimas Velde quitterait la ville où il venait de remplir son dernier contrat. Sa brillante carrière professionnelle s'achevait en beauté.
Brusquement, il avait eu envie de se faire un cadeau. Un homme libre, qui plus est déjà retiré des affaires, peut avoir ses faiblesses.
Il avait écrit cette lettre : " Demain matin, sois à six heures à /Hôtellerie de la Trinité, située rue Khokhlov. J'occupe la chambre sept, entrée par la cour. Frappe deux fois, puis trois, puis encore deux. Je pars, et voudrais te dire au revoir. Nicotaï. " II avait envoyé sa missive depuis la gare, par la poste urbaine, en indiquant sur l'enveloppe: "A madame Tollé, en main propre. Hôtel Angleterre, à l'angle des rues Pétrovka et Stoléchnikov. "
Bah ! il pouvait se le permettre. Le ménage avait été proprement fait. Evidemment, mieux valait ne pas se montrer en personne à {'Angleterre. Wanda pouvait faire l'objet d'une surveillance secrète. Mais bientôt cette surveillance serait levée et l'affaire classée, monsieur X y veillerait.