Force était de conclure que l'individu était au courant de la visite imminente de " monsieur Fandorine ", mais pas de l'opération policière. Bizarre.
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Mais l'heure n'était pas à échafauder des hypothèses. Que fallait-il faire ? Se jeter sur le côté ? Toucher un homme qui a fait ses classes chez les " rampants " est infiniment plus compliqué que ne saurait l'imaginer un faux capitaine de gendarmerie.
Mais dans tous les cas, les coups de feu attireraient les policiers, qui tireraient, de telle sorte qu'on n'arriverait pas à prendre la cible vivante.
Fandorine posa ses deux mains sur sa nuque. Calmement, du même ton que son adversaire, il demanda :
- Et maintenant ?
- Otez votre veste, ordonna Akhimas. Jetez-la au milieu de la pièce.
Ladite veste fit entendre un bruit métallique nettement perceptible. Apparemment, à part le Herstal, il avait des réserves dans ses poches.
Derrière, le policier portait à sa ceinture un étui contenant un tout petit pistolet.
- Détachez le Derringer. Envoyez-le sous le lit, le plus loin possible. A présent, baissez-vous. Lentement. Relevez la jambe gauche de votre pantalon. Plus haut. Maintenant, la droite.
Il ne s'était pas trompé : manche vers le bas, un stylet était fixé à sa cheville gauche. Monsieur Fandorine était décidément bien équipé. Quel plaisir d'avoir affaire à un homme prévoyant I
- Maintenant, vous pouvez vous retourner.
Le policier fit ce qu'on lui demandait : sans aucune précipitation, afin de ne pas énerver inutilement son adversaire.
Pourquoi ces quatre étoiles métalliques sur ses bretelles ? Sans doute encore un de ces trucs orientaux.
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- Enlevez vos bretelles, et jetez-les sous le lit.
Le joli visage du policier se tordit en un rictus de rage. Ses longs cils frémirent. Fandorine clignait des yeux, essayant de distinguer les traits de son vis-à-vis qui se tenait à contre-jour.
Bon, maintenant il allait pouvoir se montrer et vérifier si la mémoire visuelle du jeune homme était bonne.
Elle l'était. Akhimas fit deux pas en avant et remarqua avec satisfaction que les joues du beau brun se couvraient dans un premier temps de taches pourpres avant de devenir d'un seul coup livides.
Eh oui, jeune homme ! La destinée est une dame fantasque.
Ce n'était pas un homme, mais un démon ! Il avait même compris que les shuriken étaient des armes. Eraste Pétrovitch bouillait de fureur de se voir délesté de tout son arsenal.
Ou plus exactement, presque tout.
De l'impressionnante quantité de moyens de défense dont il s'était pourvu (il lui avait pourtant semblé aller bien au-delà du nécessaire), il ne lui restait plus qu'une flèche dans la manche de sa chemise. Il s'agissait d'une flèche fine, en acier, fixée à un ressort. Il suffisait de plier brusquement le bras pour que le ressort se détende. Hélas, il est difficile de tuer quelqu'un avec une flèche, à moins de tomber en plein dans l'oil. D'ailleurs, comment faire un mouvement brusque alors qu'on est tenu en joue par un Bayard à six coups ?
Puis la sombre silhouette s'approcha, et Fandorine put enfin distinguer les traits de son adversaire.
Ces yeux ! Ces yeux blancs ! Ce visage qui, durant tant d'années, avait hanté ses rêves ! Non, ce n'était pas possible ! C'était de nouveau un cauchemar ! Vite, se réveiller !
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II fallait profiter de son avantage psychologique tant que la cible n'avait pas recouvré ses esprits.
- Qui vous a communiqué mon adresse, l'heure et le signal ?
Le policier se taisait.
Akhimas abaissa le canon de son arme, visant le genou, mais Fandorine n'eut pas l'air d'avoir peur. Tout au contraire, sa pâleur commença à s'estomper.
- Wanda? ne put s'empêcher de demander Akhimas, une note rauque et traîtresse perçant dans sa voix.
Non, cet homme ne répondra pas, se dit-il. Il se fera tuer, mais il ne dira pas un mot. Il est fait comme ça !
Mais soudain le policier ouvrit la bouche :
- Je vous répondrai. Mais en échange d'une réponse à ma propre question. Comment Sobolev a-t-il été tué ?
Akhimas hocha la tête. Les bizarreries de la nature humaine ne cessaient de l'étonner. Cela étant, une telle curiosité professionnelle au seuil de la mort méritait le respect.
- D'accord, dit-il avec un léger signe d'assentiment. Mais la réponse doit être honnête. C'est juré ?
- Juré !
- Extrait d'une fougère d'Amazonie. Paralysie du muscle cardiaque à l'accélération du cour. Aucune trace. Château d'Yquem.
Aucune précision supplémentaire ne fut nécessaire.
- C'était donc cela... marmonna Fandorine.
- Alors, c'est Wanda ? demanda Akhimas entre ses dents.
- Non ! Elle ne vous a pas trahi. Akhimas se sentit tellement soulagé qu'il en suffoqua. Il alla même jusqu'à fermer un court instant les yeux.
En voyant le visage de cet homme surgi de son passé se contracter dans l'attente d'une réponse, Eraste Pétrovitch comprit pourquoi il était encore en vie.
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Mais à peine la réponse à cette question, si importante pour l'homme aux yeux blancs, retentirait-elle qu'un coup de feu claquerait.
Il ne fallait pas laisser échapper la seconde précise durant laquelle, ébauchant son mouvement, le doigt bougerait sur la détente. Ayant affaire à un adversaire désarmé, l'homme qui tient une arme relâche immanquablement sa vigilance ; se sentant hors de danger, il s'en remet à l'excès au métal insensible. Les réactions d'un homme dans cette situation sont ralenties : c'est là le b.a.-ba de l'art des " rampants ".
L'essentiel était de choisir le bon moment. Il convenait alors de se précipiter en avant et sur la gauche : la première balle passerait à droite. De se jeter ensuite sous les pieds de l'adversaire : la seconde balle passerait au-dessus de la tête. Après cela, il ne resterait plus qu'à lui faire perdre l'équilibre.
Le risque était grand. Huit pas, c'était beaucoup. Et si, par malheur, il venait à l'idée de l'adversaire de reculer un tant soit peu, c'était fichu.
Mais il n'avait pas le choix.
C'est alors que l'homme aux yeux blancs commit sa première erreur en fermant les yeux une seconde.
C'était suffisant. Plutôt que de prendre des risques en se jetant sous les balles, Eraste Pétrovitch bondit, tel un ressort, pour sauter par la fenêtre.
Brisant le châssis de ses deux coudes, il s'envola dans un tourbillon d'éclats de verre. Il se retourna en l'air et atterrit avec succès sur les talons. Sans la moindre égratignure.
Ses oreilles tintaient. Apparemment, l'homme aux yeux blancs avait tout de même eu le temps de tirer. Mais sans le toucher, bien sûr.
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Fandorine partit en courant le long du mur. Il sortit à toute vitesse son sifflet de la poche de son pantalon et fit le signal annonçant le début de l'opération.
Akhimas n'avait encore jamais vu un homme se déplacer à une telle rapidité. Alors qu'il se tenait devant lui une seconde plus tôt, ses bottines vernies à guêtres blanches avaient déjà disparu par la fenêtre. Il tira, mais une fraction de seconde trop tard.
Sans réfléchir, il sauta à son tour par-dessus l'appui de la fenêtre parsemé de morceaux de verre et retomba dans la cour à quatre pattes.
Le policier courait en soufflant désespérément dans son sifflet. Akhimas eut même légèrement pitié de lui : le pauvre qui comptait sur une aide I
Léger et souple comme un gamin, Fandorine tournait déjà le coin. Akhimas tira main sur la hanche. Une poussière de plâtre s'envola du mur. Il l'avait manqué.
Mais la cour extérieure était plus vaste que la cour intérieure. Il n'aurait pas le temps d'arriver au portail.