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Le portail d'entrée était là, devant lui, avec son petit auvent en bois et ses poteaux sculptés. Une construction typiquement russe, datant d'avant Pierre le Grand et que l'on appelait, allez donc savoir pourquoi, " porte suédoise ". Sans doute, dans des temps immémoriaux, les habitants de l'ancienne Moscovie avaient-ils appris cette technique de charpenterie de quelque marchand venu du Nord. Au milieu de la cour, ahuri, sa bouche ébréchée grande ouverte, le concierge restait planté, son balai à la main. Celui qui faisait l'ivrogne ne bougeait pas de son banc, les yeux rivés sur l'assesseur de collège qui passait en courant. La bonne femme,

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avec son châle à ramages et sa houppelande, se serrait craintivement contre le mur. Et Eraste Pétrovitch comprit brusquement : ce n'étaient pas des agents ! C'étaient tout bonnement un concierge, un fêtard, une mendiante.

Un bruit de pas précipités résonna dans son dos.

Fandorine fit un bond de côté. Juste à temps, car il ressentit une brûlure à l'épaule. C'était sans gravité, la balle l'avait simplement frôlé.

Au-delà du portail, on apercevait la rue dorée par le soleil. Elle paraissait toute proche, mais il ne l'atteindrait pas.

Eraste Pétrovitch s'arrêta, fit volte-face. Il n'allait tout de même pas se faire tirer dans le dos !

L'homme aux yeux blancs s'arrêta, lui aussi. Il avait tiré trois fois, il restait donc trois balles dans son Bayard. C'était plus que suffisant pour mettre un terme au passage sur terre de monsieur Fandorine, vingt-six ans, sans famille.

Quinze pas les séparaient. C'était trop pour essayer d'entreprendre quoi que ce fût. Où était Karatchentsev ? Où étaient ses gens ? Il n'avait pas le temps de se poser la question.

Sous sa manchette, il avait sa flèche qui, à cette distance, n'avait malheureusement que peu de chances d'être efficace. Néanmoins, Eraste Pétrovitch leva le bras, se préparant à plier brutalement son coude.

De son côté, prenant son temps, l'homme aux yeux blancs le visait à la poitrine.

Par association d'idées, une image traversa fugitivement l'esprit de l'assesseur de collège : la scène du duel dans l'opéra Eugène Onéguine. L'homme

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aux yeux blancs allait se mettre à chanter : " Vais-je périr, transpercé par cette flèche... "

Deux balles dans la poitrine. Puis s'approcher et tirer la troisième dans la tête.

Les coups de feu n'attireraient personne. Dans ce coin de la ville, même en plein jour, il était impossible de trouver un sergent de ville. Il pouvait prendre son temps.

C'est alors qu'Akhimas perçut du coin de l'oil un mouvement rapide. Une ombre courte et rapide qui se détachait du mur.

Se retournant brutalement, il découvrit, sous un ridicule châle bariolé, un visage aux yeux étroits, défiguré par une grimace féroce, la bouche ouverte en un ululement sauvage. Le Japonais !

Son doigt pressa la détente.

La vieille mendiante qui se serrait craintivement contre le mur lança soudain le cri de guerre des yakuzas de Yokohama et se rua sur l'homme aux yeux blancs selon toutes les règles du jiu-jitsu.

Ce dernier se retourna promptement et tira, mais la femme plongea sous la balle et, d'un mawashi giri exécuté avec une maestria remarquable, fit tomber le tireur. Son châle ridicule glissa sur ses épaules, et l'on vit apparaître une tête aux cheveux noirs, entourée d'un bandage blanc.

Massa ! D'où sortait-il ? Il l'avait suivi, l'animal ! Voilà pourquoi il avait si facilement laissé partir son maître seul !

Et ce n'était pas du tout un châle qu'il avait sur la tête, c'était le petit tapis de l'hôtel Dusseaux. Quant à sa houppelande, elle n'était rien d'autre que la housse du fauteuil !

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Mais l'heure n'était pas à faire preuve d'un esprit d'observation pour le moins tardif. Eraste Pétro-vitch se rua en avant, brandissant son bras porteur de la flèche, mais craignant de tirer de peur de toucher Massa par inadvertance.

Du tranchant de la main, le Japonais frappa l'homme à terre au poignet. Le Bayard voltigea sur le côté, alla heurter une pierre, et un coup partit en direction du ciel bleu.

La seconde suivante, un poing de fer s'abattait de toute sa force sur la tempe du Japonais. Massa vacilla et tomba le nez dans la terre.

Jetant un très bref regard à Fandorine qui s'approchait, puis au revolver propulsé à distance, l'homme aux yeux blancs bondit sur ses pieds avec une agilité suprême, fit demi-tour pour s'élancer de nouveau vers la cour intérieure.

Le Bayard était hors d'atteinte. L'adversaire était habile et possédait à fond la technique du corps-à-corps. Ils auraient à peine commencé à se battre que le Japonais aurait recouvré ses esprits, or, à lui seul, il ne viendrait pas à bout de deux adversaires de cette qualité.

Il fallait retourner au plus vite dans la chambre. Le, par terre, près du lit, se trouvait son coït chargé.

Ralentissant un instant sa course, Fandorine ramassa le revolver. L'opération ne lui prit qu'une demi-seconde, mais l'homme aux yeux blancs avait eu le temps de disparaître derrière le coin du bâtiment. De nouveau, comme peu avant, une pensée totalement hors de propos lui vint : on dirait des enfants jouant à ce jeu consistant à courir tous ensemble dans une direction, puis tous ensemble dans une autre.

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Cinq coups avaient été tirés, il ne restait donc plus qu'une balle dans le barillet. L'erreur n'était pas permise.

Comme il débouchait enfin dans la cour intérieure, il vit que l'homme aux yeux blancs avait déjà la main sur la poignée de la porte numéro sept. Sans viser, l'assesseur de collège décocha sa flèche.

Peine perdue, la cible avait disparu dans l'entrebâillement de la porte.

Une fois passée la porte, Akhimas trébucha, sa jambe venait de lui manquer et ne voulait plus lui obéir.

Ne comprenant pas ce qui se passait, il regarda : sur le côté, au niveau de la cheville, pointait une fine tige métallique. Qu'était-ce encore que cette chimère ?

Essayant de dominer une douleur aiguë, il réussit tant bien que mal à grimper les trois marches et rampa à quatre pattes en direction du coït. Mais à l'instant précis où ses doigts se refermaient sur la crosse striée, un coup de tonnerre éclata dans son dos.

Il avait fait mouche !

La sombre silhouette s'étira de tout son long. Le revolver noir glissa de ses doigts desserrés.

En deux bonds, Eraste Pétrovitch traversa la pièce et ramassa l'arme. Puis il releva le chien et recula à tout hasard.

L'homme aux yeux blancs gisait face contre terre. Au milieu de son dos, une tache humide s'élargissait rapidement.

Derrière, quelqu'un venait mais, reconnaissant les pas courts de Massa, l'assesseur de collège ne tourna même pas la tête.

Il dit en japonais :

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- Mets-le sur le dos. Mais fais bien attention, c'est un homme très dangereux.

En quarante ans d'existence, Akhimas n'avait pas été blessé une seule fois. Il en était très fier, mais craignait en secret de voir tôt ou tard sa chance l'abandonner. Il n'avait pas peur de mourir mais d'être blessé : la douleur, l'impotence, ça oui, il le redoutait. Et si la souffrance devenait intolérable ? Et s'il perdait la maîtrise de son corps ou de sa tête, comme c'était si souvent arrivé à d'autres sous ses yeux ?

Il n'avait pas mal. Du tout. Mais son corps avait cessé de lui obéir.

La colonne vertébrale est brisée, pensa-t-il. Le comte de Santa Croce ne rejoindra pas son île. C'était une simple constatation, dénuée de regret.

Puis il se passa quelque chose. Une seconde avant, il avait devant les yeux les lames poussiéreuses du parquet. Maintenant, c'était tout à coup le plafond gris avec ses toiles d'araignée dans les coins qu'il voyait.

Akhimas déplaça son regard. Au-dessus de lui se tenait Fandorine, son revolver au poing.

Comme l'être humain est ridicule vu d'en dessous ! C'est exactement comme cela que nous voient les chiens, les vers de terre et autres bestioles.

- Vous m'entendez? demanda le policier.