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- Oui, répondit Akhimas, s'étonnant lui-même de constater combien sa voix était égale et sonore.

Son sang coulait sans interruption, il en avait conscience. Si on ne l'arrêtait pas, tout serait bientôt terminé. Et tant mieux. Il fallait faire en sorte qu'on n'empêche pas son sang de couler. Et pour cela il fallait parler.

L'homme qui gisait à terre regardait fixement Eraste Pétrovitch, comme s'il essayait de déceler

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dans son visage quelque chose d'essentiel. Puis il se mit à parler. Par phrases courtes et claires.

- Je vous propose un marché. Je vous sauve la vie. Et vous, vous accédez à ma demande.

- Quelle demande ? s'étonna Fandorine, persuadé que l'homme aux yeux blancs délirait. Et comment pouvez-vous me sauver la vie ?

- Pour ce qui est de ma demande, après. Vous êtes condamné. Moi seul peux vous sauver. Vos propres supérieurs vont vous assassiner. Ils vous ont déjà supprimé. Rayé des vivants. Je n'ai pas réussi à vous tuer. D'autres le feront.

- C'est absurde ! s'écria Eraste Pétrovitch.

Mais une crispation désagréable se fit sentir au creux de son estomac. Où était passée la police ? Où était Karatchentsev ?

- Faisons comme ça, dit le blessé en passant sa langue sur ses lèvres exsangues. Je vous dis ce que vous devez faire. Si vous me croyez, vous accédez à ma demande. Sinon, tant pis pour moi. Juré ?

Fandorine acquiesça d'un signe de tête, regardant, comme ensorcelé, cet homme surgi de son passé.

- Voici ma demande. Sous le lit se trouve la serviette. La fameuse serviette ! Personne ne la cherchera. Elle ne fait qu'embarrasser les uns et les autres. Elle est à vous. A l'intérieur il y a également une enveloppe. Avec cinquante mille roubles dedans. Faites parvenir cette enveloppe à Wanda. D'accord ?

- Non ! s'insurgea l'assesseur. L'argent sera intégralement remis aux autorités. Je ne suis pas un voleur ! Je suis un fonctionnaire et un noble !

Akhimas prêta attention à ce qui se passait dans son corps. Il lui restait visiblement moins de temps qu'il ne

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l'avait pensé. Parler lui devenait de plus en plus pénible. Pourvu qu'il tienne I

- Vous n'êtes rien ni personne. Vous êtes un cadavre. (La silhouette du policier commençait à devenir imprécise, et Akhimas accéléra son débit.) Sobolev avait été condamné par un tribunal secret. Un tribunal impérial. Maintenant, vous connaissez toute la vérité. Pour cela, on vous tuera. Raison d'Etat. Dans la serviette, il y a plusieurs passeports. Des billets pour le train de Paris. Il part à huit heures. Vous avez le temps de le prendre. Sinon, c'est la mort.

Tout devint noir devant ses yeux. Akhimas fit un effort et chassa le voile.

Dépêche-toi de réfléchir, Fandorine, se dit-il mentalement. Tu es un homme intelligent, et moi, il ne me reste plus que quelques secondes à vivre.

L'homme aux yeux blancs disait la vérité.

Quand il en fait définitivement persuadé, Eraste Pétrovitch chancela.

S'il en était ainsi, il était un homme fini. Il avait tout perdu : sa fonction, son honneur, le sens de sa vie. Cette canaille de Karatchentsev l'avait trahi, l'avait envoyé à une mort certaine. Non, pas Karatchentsev, l'Etat, le pays, la patrie.

S'il était encore en vie, c'était grâce à un miracle. Plus exactement grâce à Massa.

Fandorine se tourna vers son serviteur. Celui-ci écarquillait les yeux, une main pressant sa tempe meurtrie.

Le pauvre. Aucune tête, fût-elle en fonte, n'était capable de supporter pareil traitement. Oh, Massa, Massa, qu'allons-nous devenir à présent, tous les deux? Tu as bien mal choisi la personne à qui attacher ta vie !

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- Ma demande. Promettez, murmura le mourant dune voix à peine audible.

- Je le ferai, lâcha Eraste Pétrovitch à contrecour.

L'homme aux yeux blancs sourit et ferma les yeux.

Akhimas sourit et ferma les yeux. Tout était bien. Belle vie, belle fin. Meurs, s'intima-t-il. Et il mourut.

La cloche de la gare retentit une seconde fois, et la locomotive Ericsson, impatiente, cracha avec bruit un puissant jet de fumée, prête à bondir et à s'élancer sur les rails étincelants à la poursuite du soleil. L'express transeuropéen Moscou-Varsovie-Berlin-Paris se préparait au départ.

Dans l'un des compartiments de première classe (bronze, velours, acajou) avait pris place un jeune homme à la mine sombre, vêtu d'une veste crème, tachée et déchirée aux coudes. Il regardait par la fenêtre d'un regard vide, mâchonnait un cigare et lançait lui aussi des jets de fumée, mais, contrairement à la locomotive, sans le moindre enthousiasme.

J'ai vingt-six ans, et ma vie est finie, se disait-il. Cela ne fait que quatre jours que je suis de retour, plein de force et d'espérance. Et me voilà obligé de quitter ma ville natale définitivement, sans espoir de retour. Déshonoré, pourchassé, ayant abandonné ma fonction, trahi mon devoir et ma patrie. Non, je n'ai pas trahi. C'est ma patrie qui a abandonné son fidèle serviteur ! Ah ! ils sont beaux, les intérêts supérieurs de l'Etat si, en leur nom, on commence par transformer un honnête serviteur en un rouage insensé, pour finir par l'anéantir purement et simplement. Lisez Confucius, messieurs

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les gardiens du trône. Il y est dit : l'homme bien né ne saurait être l'instrument de quiconque !

Et maintenant, qu'allait-il se passer ? Diffamé, présenté comme un voleur, on lancerait contre lui un avis de recherche à travers l'Europe entière.

En fait, non, il ne serait pas présenté comme un voleur : ils préféreraient ne pas mentionner la serviette.

Ils ne lanceraient pas non plus un avis de recherche officiel, ils n'avaient pas intérêt à ébruiter l'affaire.

Ils le prendraient en chasse et, tôt ou tard, ils le retrouveraient et le tueraient. Est-il bien difficile de dénicher un voyageur accompagné d'un serviteur japonais ? Pourtant, que faire de Massa ? Seul en Europe, jamais il ne s'en sortirait.

Mais, au fait, où était-il ?

Eraste Pétrovitch sortit sa Bréguet. Il restait deux minutes avant le départ.

Ils étaient arrivés à la gare en avance, l'assesseur de collège (ou plutôt l'ex-assesseur de collège) avait même eu le temps d'envoyer un pli à l'hôtel Angleterre au nom de madame Tollé. Mais, à huit heures moins le quart, alors qu'ils étaient déjà installés, Massa s'était révolté, déclarant qu'il avait faim, qu'il refusait résolument de manger au wagon-restaurant des oufs de poule, du beurre répugnant et de la viande de porc crue puant la fumée, et il était parti à la recherche de boubliks chauds.

La cloche retentit une troisième fois, et la locomotive fit entendre un sifflement puissant et dynamique.

Pourvu qu'il ne se perde pas, ce gros pataud ! Fandorine, inquiet, passa la tête par la fenêtre.

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Le Japonais arrivait, tenant à la main un cornet de dimension imposante. Sa tête portait un pansement blanc de chaque côté : sa bosse à la nuque n'était pas encore résorbée, et maintenant il avait cet hématome à la tempe.

Mais qui était avec lui ?

Pour protéger ses yeux du soleil, Eraste Pétro-vitch mit sa main en visière.

Un homme grand, maigre, en livrée et portant d'épais favoris poivre et sel.

Frol Grigoriévitch Védichtchev, le valet de chambre personnel du prince Dolgoroukoï ! Que pouvait-il bien faire là ? Et comme cette rencontre tombait mal !

Védichtchev l'aperçut et se mit à lui faire des signes :

- Monsieur Fandorine, Votre Haute Noblesse ! Je viens vous chercher !

Eraste Pétrovitch se recula de la fenêtre, mais aussitôt eut honte de son geste. C'était stupide. Et cela ne servait à rien. En plus, il fallait comprendre ce que signifiaient ces coïncidences !

Il descendit sur le quai, la serviette sous le bras.

- Ouf ! Un peu plus, j'arrivais en retard... Tout essoufflé, Védichtchev essuyait sa calvitie ruisselante de sueur avec un mouchoir bariolé.

- On y va, monsieur, Son Excellence vous attend.

- Mais c-comment m'avez-vous retrouvé ?