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Le jeune homme jeta un regard à la voiture qui s'ébranlait doucement.

Bon, tant pis ! Quel sens cela avait-il de fuir par un chemin de fer dont l'itinéraire était parfaitement connu des autorités ? Il leur suffirait d'envoyer un télégramme, et il serait arrêté à la première gare.

Il faudrait trouver autre chose pour quitter Moscou :

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- Je ne peux pas retourner auprès de Son Excellence, Frol Grigoriévitch. Les circonstances sont telles que je dois quitter mon poste... Je... Je dois partir au plus vite. J'expliquerai tout au p-prince dans une lettre.

Oui, c'était une bonne idée ! Tout raconter à Dolgoroukoï par écrit. Que quelqu'un au moins connaisse les dessous de cette horrible et scandaleuse histoire.

- Pourquoi user du papier pour rien ? dit Védichtchev en haussant les épaules d'un air bonhomme. Son Excellence connaît parfaitement les circonstances que vous évoquez. Allons-y, vous expliquerez tout de vive voix. Tout à propos de ce tueur, qu'il aille brûler en enfer, tout sur la façon dont ce Judas de grand maître de la police vous a trompé !

Eraste Pétrovitch faillit s'étrangler.

- Mais... comment ? ! D'où savez-vous tout cela ?

- Nous disposons de quelques moyens, répondit nébuleusement le valet de chambre. Nous avons été prévenus de votre démarche d'aujourd'hui. J'ai même envoyé un homme à moi pour voir comment les choses allaient tourner. Vous ne l'avez pas remarqué ? Un homme en casquette qui faisait mine d'être soûl ? En fait, c'est un homme qui ne boit jamais, même le jour de Pâques pour rompre le carême. C'est pour cela que je le garde. C'est lui qui nous a fait savoir que vous aviez demandé au cocher de vous conduire à la gare de Briansk. Oh la la, quelle peine j'ai eue à vous rattraper ! Et si je vous ai retrouvé, c'est uniquement grâce à Dieu. Heureusement que j'ai aperçu votre bonhomme aux yeux bridés au buffet, sinon je n'avais plus qu'à visiter tout le train. Et moi, je n'ai pas vingt ans comme vous pour courir de la sorte.

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- Mais Son Excellence sait-elle... que l'affaire est particulièrement délicate ?

- Il n'y a rien de délicat, rétorqua Védichtchev. C'est une banale affaire policière. Vous vous étiez mis d'accord avec le chef de la police pour arrêter un individu suspect, un filou qui se faisait passer pour un marchand de Riazan. A propos, il paraît que le vrai Klonov est un homme parfaitement respectable, qui fait dans les cent vingt kilos ! Karatchentsev, cette tête de linotte, s'est trompé d'heure, et vous avez été amené à risquer votre vie. Dommage qu'on n'ait pas réussi à prendre cette canaille vivante. On ne connaîtra jamais ses intentions. Mais vous au moins, vous êtes sain et sauf, et c'est l'essentiel. Son Excellence a déjà fait savoir à Piter, au souverain en personne, comment les choses s'étaient passées. La suite est claire : le grand maître de la police va se faire chasser comme un malpropre pour sa bêtise, et on en nommera un autre à sa place ; quant à Votre Haute Noblesse, elle aura droit à une décoration. C'est simple comme bonjour.

- Simple comme b-bonjour? répéta Eraste Pétrovitch, fixant d'un regard scrutateur les yeux décolorés du vieillard.

- Rien de plus simple. A moins qu'il y ait eu autre chose ?

-... Non, rien, répondit Fandorine après un instant de réflexion.

- Eh bien, vous voyez ! Mais, dites donc, vous avez là une sacrée serviette. Une belle chose ! Fabriquée à l'étranger, je parie.

L'assesseur de collège (et non plus ex, mais tout ce qu'il y avait de plus actuel) tressaillit :

- Cette serviette n'est pas à moi. J'ai l'intention de la faire parvenir à la Douma municipale. Il s'agit

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d'un important don anonyme destiné à l'achèvement des travaux de la cathédrale.

Le valet de chambre regarda attentivement le jeune homme :

- Si important que ça ?

- Près d'un million de roubles. Védichtchev acquiesça d'un signe de tête.

- Quelle joie ça va être pour Vladimir Andréié-vitch. On en aura enfin terminé avec cette maudite église ! On a assez tiré comme ça sur le budget de la ville ! (Il se signa plusieurs fois avec ferveur.) C'est heureux de constater qu'il reste encore de généreux donateurs dans notre vieille Russie. Que Dieu leur accorde la santé sur terre et le repos éternel dans l'au-delà !

Sans achever son dernier signe de croix, Frol Grigoriévitch parut se ressaisir et se mit à agiter les bras :

- Allons-y, Eraste Pétrovitch, allons-y, mon ami. Son Excellence a dit qu'elle ne commencerait pas son petit déjeuner sans vous. Or elle a un régime à observer : à huit heures et demie, elle doit manger sa bouillie de céréales. Le carrosse du gouverneur attend sur la place, nous serons là-bas en un rien de temps. Ne vous en faites pas pour votre Asiate, je vais le prendre avec moi. Moi non plus, je n'ai pas déjeuné, et il me reste une pleine gamelle de soupe au chou d'hier avec des abattis, il m'en dira des nouvelles ! Quant à ces boubliks, on va les jeter, il n'est pas bon de se bourrer de pâte, ça fait gonfler l'estomac et rien de plus !

Fandorine regarda avec commisération le pauvre Massa, qui, les narines dilatées, humait avec délice l'odeur qui montait de son cornet.

Une rude épreuve attendait le malheureux.

CINQUIEME LIVRE=:

LE VALET DE PIQUE

Le " Valet de Pique " passe les bornes

II n'était, en ce bas monde, homme plus infortuné qu'Anissi Tioulpanov. Peut-être, à la rigueur, s'en trouvait-il un quelque part en Afrique noire ou tout là-bas en Patagonie, mais, plus près, sans doute pas.

Jugez vous-même. D'abord, son petit nom : Anissi. Avez-vous déjà vu un homme honorable, gentilhomme de la chambre ou même chef de bureau, qui s'appelât Anissi ? Tout de suite, cela sentait la veilleuse d'icône, la sacristie.

Et son nom de famille ! On ne pouvait qu'en rire. Il tenait ce maudit patronyme de son arrière-grand-père, sacristain d'une église de village. Alors que l'ancêtre d'Anissi étudiait au séminaire, le père recteur avait eu l'idée de changer les noms de famille malsonnants des futurs serviteurs de l'Eglise pour d'autres plus plaisants à Dieu. Par souci de simplicité et de commodité, une année il donnait aux séminaristes exclusivement des noms de fêtes religieuses, l'année suivante des noms de fruits, et, quant à lui, l'arrière-grand-père était tombé sur l'année des fleurs : jacinthe, balsamine, renoncule... Pour lui ce fut la tulipe. L'aïeul ne termina pas le

séminaire, mais transmit son stupide nom de famille à sa descendance. Encore heureux qu'on l'ait appelé Tioulpanov et non Pissenlitov ou quelque chose dans ce genre.

Mais son nom n'était encore rien à côté de son physique ! Premièrement, ses oreilles : elles saillaient de chaque côté telles les anses d'une soupière. Il avait beau essayer de les plaquer sous sa casquette, elles n'en faisaient qu'à leur guise, ne cessant de s'échapper et de pointer à nouveau comme pour servir d'appui au couvre-chef. Bien trop élastiques et cartilagineuses pour tenir en place.

Auparavant, Anissi restait de longs moments devant le miroir. Il se tournait dans un sens, dans l'autre, ramenait en avant les cheveux qu'il laissait volontairement pousser de part et d'autre dans l'espoir de cacher ses feuilles de chou, ce qui semblait améliorer les choses, momentanément du moins. Mais quand son visage s'était peu à peu entièrement couvert de boutons (cela faisait deux ans maintenant), Tioulpanov avait relégué le miroir au grenier, car la vision de sa sale figure était désormais une épreuve au-dessus de ses forces.

Pour se rendre au travail, Anissi se levait aux aurores, et alors qu'il faisait encore nuit pendant les mois d'hiver. Il avait un bon bout de chemin à parcourir. Sa maisonnette, hérité de son père sacristain, se trouvait sur les terres du monastère de l'Intercession, tout près de la porte Saint-Sauveur, et, même en marchant vite, il lui fallait une bonne heure pour rallier la Direction de la gendarmerie, à travers rues désertes et quartiers mal famés. Et, pour peu, comme c'était le cas aujourd'hui, qu'il gelât et que le chemin fût verglacé, c'était le comble.