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Avec ses bottines éculées et sa capote usée jusqu'à la corde, il avait plutôt piètre allure. Il claquait des dents et se rappelait les jours meilleurs, son adolescence insouciante, sa chère maman, Dieu ait son âme.

L'année précédente, après qu'il fut entré au service des filatures, tout était bien plus facile. Il recevait un salaire de dix-huit roubles, plus un complément pour les heures supplémentaires, pour le travail de nuit, et parfois même pour ses frais de déplacement. Il arrivait qu'il se fasse jusqu'à trente-cinq roubles dans le mois. Mais Tioulpanov, pauvre bougre, n'avait pas su se maintenir dans cet excellent et lucratif emploi. Il avait été jugé par le lieutenant-colonel Svertchinski en personne comme étant un agent sans avenir et plus généralement une chiffe. En premier lieu, il avait été justement accusé d'avoir abandonné son poste d'observation (mais comment faire autrement quand sa sour Sonia restait sans manger depuis le matin ?). Puis il y avait eu plus grave, la fois où il avait laissé échapper une dangereuse révolutionnaire. Lors d'une opération visant un appartement clandestin, il se tenait en faction à la porte de service donnant sur la cour située à l'arrière de l'immeuble. Par mesure de précaution, vu son jeune âge, on n'avait pas laissé Tioulpanov participer à l'assaut lui-même. Or il avait fallu que les hommes chargés de l'opération, limiers expérimentés, maîtres dans leur art, laissent filer une jeune étudiante. Soudain, Anissi avait vu une demoiselle à petites lunettes fonçant sur lui, l'air affolé, désespéré. Il lui avait crié " Arrêtez ! " mais n'avait pu se résoudre à l'attraper : elle avait des bras si frêles, cette demoiselle. Et il était resté

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planté comme une bûche à la regarder s'enfuir. Il n'avait même pas fait usage de son sifflet.

Pour ce manquement manifeste, on avait voulu purement et simplement renvoyer Tioulpanov mais, prenant en pitié l'orphelin, la Direction s'était contentée de le rétrograder au rang de commissionnaire. Désormais, Anissi occupait une fonction bien modeste, voire humiliante pour un homme instruit qui avait étudié cinq années au lycée technique. Et surtout, une fonction n'offrant aucune perspective. Il allait passer toute sa vie à courir comme un pitoyable débutant sans espoir d'accéder un jour ne serait-ce qu'au rang de registrateur de collège.

A vingt ans, n'importe qui eût été amer de devoir mettre une croix sur son propre avenir, mais ce n'était même pas une question d'amour-propre. Essayez donc de subsister avec douze roubles et demi par mois. Pour sa part, il n'avait pas besoin de grand-chose, mais Sonia, comment lui expliquer que son petit frère avait raté sa carrière ? Elle avait envie de beurre, de fromage blanc, sans compter qu'il fallait bien la gâter avec quelque friandise de temps à autre. Et le bois pour le poêle - actuellement il fallait compter trois roubles le stère. Sonia avait beau être simple d'esprit, cela ne l'empêchait pas de beugler et de pleurer quand elle avait froid.

Avant de filer, Anissi avait pris le temps de changer sa sour, qui s'était mouillée. Elle avait à grand-peine ouvert ses petits yeux porcins et, avec un sourire endormi à son frère, avait balbutié :

" Nissi, Nissi.

- Reste ici bien sagement, petite idiote, et ne fais pas de bêtise ", lui avait intimé Anissi avec une

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feinte sévérité, tout en retournant le corps pesant et chaud de sommeil.

Sur la table il avait posé comme convenu une pièce de dix kopecks pour la voisine chargée de surveiller la malheureuse. Il avait à la hâte avalé un petit pain rassis, qu'il avait fait passer avec du lait froid, puis il avait été temps d'aller affronter l'obscurité et la tempête de neige.

Alors que, glissant à chaque instant, il traversait à petits pas le terrain vague enneigé en direction de la Taganka, Tioulpanov se lamentait sur son sort. Comme s'il n'avait pas suffi qu'il soit pauvre, moche et incapable, il avait fallu par-dessus le marché qu'il eût Sonia à traîner comme un boulet jusqu'à la fin de ses jours. Sa vie était fichue, il n'aurait jamais ni femme, ni enfants, ni confortable maison.

Passant en courant devant l'église de Tous-les-Affligés, il se signa comme à l'accoutumée devant l'icône de la Mère de Dieu qu'éclairait une veilleuse. Anissi aimait cette icône depuis l'enfance : au lieu d'être au sec et à la chaleur, elle pendait sur la façade, offerte à tous les vents, seulement protégée de la pluie et de la neige par un petit auvent surmonté d'une croix de bois. La petite flamme qui brûlait sans jamais s'éteindre sous sa cloche de verre s'apercevait de loin. C'était bon de la voir, surtout au milieu des ténèbres, du froid et des hurlements du vent.

Mais qu'était cette chose blanche au-dessus de la croix ?

Une colombe ! Elle était là en train de nettoyer ses ailes avec son bec, indifférente à la tempête. D'après feu la maman d'Anissi, grande connaisseuse des présages, une colombe blanche sur une croix annonçait

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chance et joie inattendue. Mais d'où pourrait bien lui venir une telle chance ?

Un vent tourbillonnant balayait la neige. Dieu qu'il faisait froid.

Mais, de fait, la journée de travail d'Anissi commença pas mal du tout. On peut même dire que Tioulpanov joua de chance. Igor Sémionitch, le registrateur de collège qui dirigeait le service des expéditions, jeta un regard en biais au pauvre manteau d'Anissi, secoua sa tête chenue et lui confia une bonne petite mission à l'abri du froid. Il n'aurait pas à courir aux quatre coins de l'immense cité battue par les vents mais seulement à remettre un dossier renfermant des rapports et autres documents à Sa Haute Noblesse1 monsieur Eraste Pétrovitch Fando-rine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès de Son Excellence le général gouverneur. A remettre le dossier et à attendre une éventuelle réponse de monsieur le conseiller aulique.

Rien de sorcier. Anissi reprit courage et apporta le dossier en moins de rien, sans même avoir le temps de sentir la morsure du gel. Monsieur Fandorine habitait à deux pas, rue Malaïa Nikitskaïa, où il possédait le pavillon jouxtant la résidence du baron Evert-Kolokoltsev.

Anissi adorait monsieur Fandorine. De loin, timidement, il lui vouait une vénération dénuée de tout espoir que le grand homme prêtât un jour attention à lui, remarquât l'existence de l'obscur Tioulpanov. Bien qu'il appartînt à une autre instance, le conseiller

1. Pour la table des rangs, voir, du même auteur, p. 319.

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aulique Eraste Pétrovitch jouissait à la Direction de la gendarmerie d'une solide réputation. Et quand bien même fût-il lieutenant général, Son Excellence le grand maître de la police de Moscou, Efim Efi-movitch Baranov en ' personne, n'avait aucune honte à demander un conseil confidentiel au fonctionnaire des missions spéciales, voire à rechercher sa protection.

A cela, il y avait de bonnes raisons : toute personne un tant soit peu au fait de la grande politique moscovite savait que le père de l'ancienne capitale, le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, avait une considération particulière pour le conseiller aulique et prêtait attention à ses opinions. Les bruits les plus divers couraient à propos de monsieur Fandorine. Par exemple, qu'il aurait possédé un don particulier : celui de lire dans les pensées de n'importe quel individu et de déceler en un clin d'oil et dans ses moindres détails le secret le mieux enfoui.

De par ses fonctions, il revenait au conseiller aulique d'être l'oil du général gouverneur dans toutes les affaires secrètes de Moscou relevant de la compétence de la gendarmerie et de la police. Pour cette raison, Eraste Pétrovitch recevait chaque matin les informations nécessaires de la part du général Baranov et de la Direction de la gendarmerie, lesquelles lui étaient généralement portées à la résidence du gouverneur, rue de Tver, mais parfois aussi à son domicile, car le conseiller aulique était entièrement libre de son emploi du temps et pouvait, si tel était son désir, ne pas paraître du tout à son bureau.