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Voilà donc le personnage important qu'était monsieur Fandorine, lequel, pourtant, se comportait

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avec simplicité et sans aucune arrogance. Par deux fois Anissi lui avait livré des plis rue de Tver, et il avait été totalement conquis par les manières affables d'un personnage aussi influent : il ne vous humiliait pas sous prétexte que vous étiez un petit, s'adressait à vous respectueusement, vous invitait toujours à vous asseoir et vous voussoyait.

Et puis c'était passionnant d'observer de près un personnage sur lequel, dans tout Moscou, couraient des bruits véritablement fantastiques. On voyait immédiatement qu'il s'agissait d'un homme à part. Alors que son visage était beau, lisse, jeune, ses cheveux de jais grisonnaient fortement aux tempes. Sa voix était calme, douce, il était affligé d'un léger bégaiement, mais chaque mot était à sa place et, de toute évidence, il n'avait pas pour habitude de répéter deux fois la même chose. Un homme imposant, il n'y avait pas à dire.

Tioulpanov n'avait pas encore eu l'occasion de se rendre au domicile du conseiller aulique, raison pour laquelle, franchissant le portail ajouré surmonté d'une couronne de fonte, il se dirigea avec une certaine émotion vers l'élégant pavillon de plain-pied. La demeure d'un homme aussi extraordinaire était sans doute elle aussi quelque peu singulière.

Il pressa le bouton de la sonnette électrique, non sans avoir préparé à l'avance sa première phrase : " Courrier Tioulpanov, de la Direction de la gendarmerie. Des documents pour Sa Haute Noblesse. " Se rendant subitement compte d'un détail qui clochait, il fourra sous sa casquette son oreille droite rebelle.

La porte de chêne sculptée s'ouvrit en grand. Sur le seuil se tenait un Asiate, petit mais de robuste

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constitution, avec des yeux étroits, des joues rondes, des cheveux noirs et drus coupés en brosse. L'Asiate portait une livrée verte à galon doré et, bizarrement, avait aux pieds des sandales de paille. Le serviteur considéra le visiteur d'un air mécontent et demanda :

- C'est poul quoi ?

Des profondeurs de la maison retentit une sonore voix de femme :

- Massa ! Combien de fois faudra-t-il te le répéter ! On ne dit pas " c'est pour quoi ", mais " que désirez-vous " !

L'Asiate lança un regard mauvais quelque part derrière lui et, s'adressant à Anissi, grommela de mauvais gré :

- Quo désiles-to ?

- Courrier Tioulpanov, de la Direction de la gendarmerie. Des documents pour Sa Haute Noblesse, débita d'une traite Anissi.

- Bon, va, fit le serviteur, s'écartant pour le laisser passer.

Tioulpanov se retrouva dans une vaste entrée, regarda autour de lui avec intérêt et, dans un premier temps, éprouva une certaine déception : il n'y avait pas d'ours tenant un plateau d'argent pour les cartes de visite, or pouvait-on concevoir une maison noble sans ours empaillé ? Etait-ce à dire que le fonctionnaire pour les missions spéciales ne recevait pas de visites ?

Cela étant, bien qu'il n'y eût pas d'ours, le vestibule était meublé de façon charmante et, dans un coin, à l'intérieur d'une armoire vitrée, se dressait une curieuse armure : entièrement constituée de petites plaques métalliques, avec un monogramme

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alambiqué sur la cuirasse et un casque à cornes rappelant un scarabée.

Sur le seuil de la porte menant aux appartements, dont l'entrée était évidemment interdite à un courrier, parut une femme d'une rare beauté, vêtue d'un peignoir de soie rouge tombant jusqu'au sol. La somptueuse chevelure brune de la belle dame était arrangée en une savante coiffure, son cou long et fin était dénudé, ses mains blanches couvertes de bagues étaient croisées sur sa poitrine haute. De ses immenses yeux noirs, la dame fixa Anissi d'un air déçu, fronça imperceptiblement son nez grec et lança :

- Eraste, c'est pour toi ! Du bureau.

Pour quelque obscure raison, Anissi s'étonna que le conseiller aulique fût marié, bien que, dans le fond, il n'y eût rien d'étonnant à ce qu'un tel homme eût une épouse magnifique, au port de reine et au regard hautain.

Madame Fandorina bâilla aristocratiquement, sans desserrer les lèvres, et disparut derrière la porte, puis, une minute plus tard, monsieur Fando-rine en personne entra dans le vestibule.

Il était également en peignoir, noir et non rouge, avec des glands et une cordelière de soie.

- Bonjour, T-Tioulpanov, dit le conseiller aulique tout en égrenant un chapelet de jade vert.

Anissi manqua défaillir de plaisir : jamais il n'aurait imaginé qu'Eraste Pétrovitch se souviendrait de lui et a fortiori de son nom de famille. Alors que des tas de sous-fifres venaient lui porter des plis, incroyable !

- Qu'avez-vous là ? Donnez. Passez au salon, et asseyez-vous quelques instants. Massa, débarrasse m-monsieur Tioulpanov de son manteau.

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Pénétrant timidement dans la pièce sans oser examiner trop attentivement les lieux, Anissi s'assit modestement sur le bord d'une chaise habillée de velours bleu marine et, quelques instants après seulement, se mit discrètement à regarder autour de lui.

La pièce était intéressante : tous les murs étaient couverts de gravures japonaises en couleurs, actuellement très à la mode, Anissi le savait. Il observa également des parchemins écrits en idéogrammes et, sur un support en bois laqué, deux sabres à lame recourbée, l'un plus long que l'autre.

Le conseiller aulique feuilletait les documents, les annotant ici et là avec un petit crayon doré. Son épouse, sans prêter attention aux deux hommes, se tenait près de la fenêtre et contemplait le jardin d'un air maussade.

- Chéri, dit-elle en français, mais pourquoi ne sortons-nous jamais ? C'est insupportable, à la fin. J'aimerais aller au théâtre, j'aimerais aller au bal.

- Vous d-disiez vous-même, Addi, que cela n'était pas convenable, répondit Fandorine, s'arrachant à ses papiers. Nous pourrions y rencontrer certaines de vos connaissances de Saint-Pétersbourg. Ce serait gênant. Mais moi, personnellement, cela m'est égal.

Il jeta un regard à Tioulpanov, lequel rougit. Mais, après tout, ce n'était pas sa faute si, bien qu'approxi-mativement, il comprenait le français !

Il en ressortait que la belle dame n'était nullement madame Fandorina.

- Ah, pardonne-moi, Addi, reprit Eraste Pétrovitch en russe. Je ne t'ai pas présenté monsieur Tioulpanov, il travaille à la Direction de la gendarmerie.

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Monsieur Tioulpanov, je vous présente la comtesse Ariadna Arkadievna Opraksina, m-mon excellente amie.

Anissi crut percevoir une légère hésitation chez le conseiller aulique comme si celui-ci ne savait pas exactement comment présenter la belle dame. Mais peut-être était-ce à cause du bégaiement qu'il avait eu cette impression.

- Oh, mon Dieu, fit la comtesse Addi avec un soupir affligé avant de quitter la pièce d'un pas résolu.

Presque aussitôt, sa voix se fit entendre :

- Massa, éloigne-toi immédiatement de ma Nathalie ! Et toi, retourne dans ta chambre, gredine ! Non, vraiment, c'est insupportable !

Eraste Pétrovitch soupira à son tour et se replongea dans ses papiers.

C'est alors que retentirent les vibrations de la sonnette, suivies d'un bruit étouffé de voix provenant du vestibule, et que l'Asiate déboula dans le salon.

Il se mit à baragouiner dans un langage barbare, mais, d'un geste, Fandorine lui intima l'ordre de se taire.

- Massa, je te l'ai dit mille fois : en présence d'invités, tu ne dois pas t'adresser à moi en japonais mais en russe.

Promu au rang d'invité, Anissi se redressa et considéra le serviteur avec curiosité : ça alors, un Japonais en chair et en os !

- Do la pal do Védissev-san, annonça brièvement Massa.

- De Védichtchev ? Frol G-Grigoriévitch ? Fais entrer.