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Qui était ce Frol Grigoriévitch Védichtchev, Anissi le savait parfaitement. Une personnalité connue, surnommée l'Eminence Grise. Au service du prince Dolgoroukoï depuis sa plus tendre enfance, d'abord en qualité de factotum, puis d'ordonnance, puis de laquais, et enfin de valet de chambre particulier, fonction qu'il occupait depuis l'époque où, vingt ans plus tôt, Vladimir Andréiévitch avait pris l'antique cité entre ses mains fermes et puissantes. A priori, un valet de chambre n'est pas un personnage de premier plan. Pourtant, tout le monde savait que Dolgoroukoï, homme prudent et avisé, ne prenait jamais aucune décision sans avoir au préalable demandé conseil à son fidèle Frol. Vous souhaitiez soumettre une importante requête à Son Excellence, vous vous gagniez les faveurs de Védichtchev et la moitié du chemin était fait.
Un solide gaillard, vêtu de la livrée des gens du gouverneur, entra, ou plutôt fit irruption dans le salon et débita depuis le seuil :
- Votre Haute Noblesse, Frol Grigoriévitch vous demande ! Vous devez absolument venir de toute urgence ! C'est le bazar chez nous, Eraste Pétrovitch, une vraie maison de fous ! Frol Grigoriévitch dit qu'on ne s'en sortira pas sans vous ! J'ai pris le traîneau du prince, nous y serons en moins de rien.
- C'est quoi, ce " bazar " ? demanda le conseiller aulique d'un air renfrogné, ce qui ne l'empêcha pas de se lever et d'ôter sa robe de chambre. Bon, allons-y, nous v-verrons bien.
Sous sa robe de chambre, il portait une chemise blanche et une cravate noire.
- Massa, un gilet et une redingote, vite ! cria Fandorine en glissant les documents dans le dossier. Et
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vous, Tioulpanov, vous allez devoir m'accompagner pour une petite promenade. Je finirai de lire ça en route.
Anissi était prêt à suivre Sa Haute Noblesse n'importe où, ce qu'il exprima en bondissant de sa chaise.
Jamais, au grand jamais, le petit commissionnaire Tioulpanov n'aurait osé imaginer monter un jour dans le traîneau du général gouverneur.
Une fameuse voiture, un vrai carrosse sur patins. Intérieur entièrement tapissé de satin, sièges en cuir de Russie, poêle à tuyau de bronze dans un coin. Pas allumé, il est vrai.
Le laquais prit place sur le siège du cocher et les quatre fougueux trotteurs du prince s'élancèrent gaiement.
Ballotté sans à-coups, presque délicatement, sur le siège moelleux destiné à d'ô combien plus nobles postérieurs, Anissi pensa : " Sûr que personne ne me croira. "
Un craquement de cire se fit entendre alors que monsieur Fandorine décachetait une dépêche. Il fronça son front haut et pur. Qu'est-ce qu'il peut être beau ! pensa Tioulpanov, sans jalousie, avec une sincère admiration, en observant du coin de l'oil le conseiller aulique en train de tirailler sa fine moustache.
Il ne leur fallut que cinq minutes pour arriver au grand bâtiment de la rue de Tver. Le traîneau ne tourna pas à gauche, vers les services administratifs, mais à droite, en direction de l'entrée d'honneur et des appartements privés du " grand prince de Moscou ", le tout-puissant Vladimir Andréiévitch.
- Vous m'excuserez, Tioulpanov, prononça à toute vitesse Fandorine en ouvrant en grand la portière, mais je ne peux pas vous libérer pour l'instant. Après, j'aurai quelques lignes à écrire au c-colonel. Mais d'abord, je vais m'occuper de ce " bazar ".
Anissi descendit de voiture à la suite d'Eraste Pétrovitch, pénétra dans le hall de marbre mais, là, il ralentit le pas, intimidé à la vue de l'imposant suisse tenant un bâton doré. Tioulpanov eut alors une peur terrible de l'affront qu'il subirait si monsieur Fandorine le laissait en bas de l'escalier, à piétiner sur place comme un vulgaire chien. Mais il ravala sa fierté, prêt à pardonner au conseiller aulique : comment aurait-il pu se présenter dans les appartements du gouverneur flanqué d'un minable comme lui, vêtu d'un tel manteau et coiffé d'une casquette à la visière toute fendillée ?
Alors qu'il était déjà au milieu de l'escalier, Eraste Pétrovitch se retourna et demanda avec impatience :
- Vous avez pris racine ou quoi ? Ne restez pas en arrière. C'est vraiment la pagaille ici.
Alors seulement Anissi se rendit compte que, dans la maison du gouverneur, il se passait effectivement des événements hors du commun. Et, à y regarder de plus près, l'imposant suisse n'avait pas tant l'air imposant que décontenancé. Des petits gars affairés entraient, chargés de malles, de boîtes, de caisses marquées en lettres étrangères. Un déménagement ?
D'un bond, Tioulpanov rejoignit le conseiller aulique et s'efforça de ne pas s'éloigner de lui de plus de deux pas, ce qui l'obligeait par moments à trotter ridiculement, car Sa Haute Noblesse avançait rapidement, en faisant de longues enjambées.
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Oh, comme tout était beau dans la résidence du gouverneur ! Presque aussi beau que dans un temple : colonnes multicolores (en porphyre, peut-être ?), portières de brocart, statues de déesses grecques. Et les lustres ! Et les tableaux aux cadres recouverts d'or ! Et le parquet en marqueterie luisant comme un miroir !
Regardant derrière lui, Anissi vit soudain que ses infâmes bottines avaient laissé des traces sales et mouillées sur ce sol merveilleux. Mon Dieu, faites que personne ne le remarque !
Dans une vaste salle, où il n'y avait pas âme qui vive, mais seulement des fauteuils alignés le long du mur, le conseiller aulique lui dit :
- Asseyez-vous ici. Et gardez le d-dossier.
Pour sa part, il se dirigea vers la haute porte entièrement couverte de dorures, dont les deux battants s'ouvrirent avant même qu'il ait levé la main. Tout d'abord, un brouhaha de voix surexcitées se fit entendre, puis quatre hommes entrèrent dans la salle : un général de belle stature, un grand escogriffe apparemment étranger vêtu d'un manteau à carreaux surmonté d'une pèlerine, un vieillard maigre et chauve aux énormes favoris et un fonctionnaire à lunettes vêtu d'un uniforme.
En la personne du général, Anissi reconnut le prince Dolgoroukoï et, palpitant d'émotion, il se mit au garde-à-vous.
De près, Son Excellence ne paraissait pas si jeune ni si fraîche que lorsqu'on la regardait depuis la foule : son visage était creusé de rides profondes, sa chevelure bouclée était trop abondante pour être naturelle et, quant à ses longues moustaches et ses
favoris, ils étaient beaucoup trop châtains pour un homme de soixante-quinze ans.
- Eraste Pétrovitch, vous tombez bien ! s'écria le gouverneur. Il écorche le français de telle façon qu'on ne comprend rien de ce qu'il dit, et il ne connaît pas un mot de notre langue. Vous qui parlez l'anglais, expliquez-moi ce qu'il me veut ! Et comment a-t-on pu le laisser entrer ? ! Voilà une heure que j'essaie de m'expliquer avec lui, et tout cela en pure perte !
- Votre Haute Excellence, comment ne pas le laisser entrer alors qu'il est lord et a accès à votre maison ? protesta l'homme à lunettes d'une voix plaintive, répétant visiblement la même chose pour la énième fois. Comment pouvais-je savoir... ?
L'Anglais se mit à parler à son tour en s'adressant au nouveau venu et en agitant, l'air indigné, un document couvert de multiples cachets. Eraste Pétrovitch, impassible, commença à traduire :
- C'est malhonnête, on ne se comporte pas comme cela dans les pays civilisés. J'étais chez ce vieux monsieur hier, il a signé l'acte de vente de sa maison et nous nous sommes serré la main pour sceller l'accord. Et maintenant, voyez-vous, il a changé d'avis et refuse de quitter les lieux. Son petit-fils, mister Speier, m'a expliqué que le vieux gentleman devait déménager dans la Maison des vétérans des guerres napoléoniennes, qu'il y serait mieux car les soins y sont excellents, et donc que cet hôtel particulier était à vendre. Une telle inconstance est indigne, surtout quand l'argent a déjà été versé. Et pas une petite somme, cent mille roubles. Tenez, voici l'acte de vente !
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