- Il n'arrête pas d'agiter ce bout de papier mais ne le donne à personne, fit remarquer le vieillard chauve qui s'était tu jusqu'à cet instant.
De toute évidence, il s'agissait de Frol Grigorié-vitch Védichtchev.
- Moi, le grand-père de Speier ? bredouilla le prince. Moi, à l'asile de vieillards ? !
Le fonctionnaire, qui s'était avancé à pas de loup derrière l'Anglais, se haussa sur la pointe des pieds et réussit à jeter un coup d'oil au mystérieux document.
- Effectivement, cent mille roubles, et légalisé par un notaire, confirma-t-il. Et c'est bien notre adresse : rue de Tver, résidence du prince Dolgo-roukoï.
Eraste Pétrovitch demanda :
- Vladimir Andréiévitch, qui est Speier ?
Le prince essuya son front cramoisi avec son mouchoir et écarta les mains :
- Speier est un très charmant jeune homme. Avec d'excellentes recommandations. Il m'a été présenté au bal de Noël par... hum... par qui déjà ? Ah non, je me souviens ! Ce n'était pas au bal ! C'est Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg qui me l'a recommandé par lettre. Speier est un jeune homme merveilleux, d'une grande courtoisie, un cour d'or et en même temps un garçon si infortuné. Lors de la campagne de Kuchka, il a été blessé à la colonne vertébrale et, depuis, il a perdu l'usage de ses jambes. Il se déplace dans une chaise roulante, mais n'a pas perdu le moral. Il se voue à la bienfaisance, collecte des dons pour les orphelins et y consacre lui-même des sommes considérables. Il était ici hier matin avec cet Anglais complètement fou, qu'il
26
m'a présenté comme étant le célèbre philanthrope britannique lord Pitsbrook. Il m'a demandé la permission de faire visiter la maison à l'Anglais, le lord étant connaisseur et féru d'architecture. Pouvais-je refuser au pauvre Speier une faveur aussi insignifiante ? Et voilà, c'est Innokenti qui les a accompagnés.
A ces mots, Dolgoroukoï pointa un doigt rageur sur le fonctionnaire, lequel leva les bras au ciel.
- Votre Haute Excellence, comment aurais-je pu... ? C'est vous-même qui m'avez ordonné de me montrer le plus aimable possible...
- Vous avez serré la main de lord P-Pitsbrook ? demanda Fandorine.
Alors qu'il prononçait ces mots, Anissi crut voir une étincelle passer dans les yeux du conseiller aulique.
- Oui, évidemment, répondit le prince en haussant les épaules. Speier lui a d'abord raconté en anglais quelque chose me concernant. Le visage de cet escogriffe s'est alors illuminé et il s'est précipité pour me serrer la main.
- Et, auparavant, vous aviez signé un p-papier quelconque ?
Le gouverneur fronça les sourcils, essayant de se souvenir.
- En effet, Speier m'a demandé de signer une lettre souhaitant plein succès à l'asile Sainte-Catherine récemment ouvert. C'est si noble de vouloir remettre les jeunes pécheresses dans le droit chemin ! Mais je n'ai signé aucun acte de vente ! Vous me connaissez, mon cher, je lis toujours attentivement tout ce que je signe.
- Et ensuite, qu'a-t-il fait de cette lettre ?
27
- Si je me souviens bien, il l'a montrée à l'Anglais, a dit quelque chose et l'a fourrée dans un dossier. Il avait un dossier dans sa chaise roulante. (Le visage déjà menaçant de Dolgoroukoï se fit plus sombre qu'une nuée d'orage.) Ah, merde ! Est-il possible que...
Eraste Pétrovitch s'adressa en anglais au lord et parvint manifestement à gagner l'entière confiance du fils d'Albion, car il se vit remettre pour examen le mystérieux document.
- Tout est établi dans les règles, marmonna le conseiller aulique, parcourant l'acte du regard. Avec le sceau impérial, le cachet de l'étude notariale Moebius et la signature de... Qu'est-ce que c'est que ça ?
Sur le visage de Fandorine se refléta la plus extrême perplexité.
- Vladimir Andréiévitch, regardez ! Regardez la signature !
D'un air dégoûté, comme s'il se fût agi d'un crapaud, le prince saisit le document et l'éloigna le plus possible de ses yeux de presbyte. Puis il lut à voix haute :
- "Le Valet de Pique"... Excusez-moi, mais dans quel sens, " valet " ?
- Ti-iens donc ! prononça Védichtchev d'une voix traînante. Maintenant, tout est clair. Encore le Valet de Pique. Ça, par exemple ! Sainte Mère de Dieu, il ne nous manquait plus que ça.
- Le Valet de Pique ? répéta Son Excellence, continuant de ne pas comprendre. Mais c'est une bande d'escrocs qui s'appelle comme ça. Ceux-là mêmes qui, le mois dernier, ont vendu ses propres chevaux au banquier Poliakov et qui, à Noël, ont
28
aidé le marchand Vinogradov à extraire de l'or d'une rivière près de Moscou. C'est Baranov qui me l'a rapporté. Nous recherchons ces scélérats, m'a-t-il dit. Et le mieux, c'est que cela m'a fait rire. Est-il possible qu'ils aient osé... moi, Dolgoroukoï ? !
D'un geste brusque, le général gouverneur défit son col brodé d'or, et son visage prit un air si terrible qu'Anissi rentra la tête dans les épaules.
Telle une poule affolée, Védichtchev s'élança vers le prince hors de lui et se mit à glousser :
- Vladimir Andréiévitch, il n'est si bon charretier qui ne verse, il n'y a pas de quoi se mettre dans un état pareil ! Tenez, je vais vous donner quelques gouttes de valériane et appeler le médecin, qu'il vous fasse une saignée ! Innokenti, vite, une chaise !
Mais Anissi fut le premier à présenter une chaise à la haute autorité. On fit asseoir le gouverneur en émoi, mais celui-ci essayait sans cesse de se relever et repoussait son valet de chambre.
- Comme un vulgaire petit marchand ! Pour qui me prennent-ils, pour un gamin ? Je vais leur en faire voir, moi, de l'asile de vieux ! criait-il de façon plus ou moins cohérente.
Pendant ce temps, Védichtchev émettait divers sons voués à calmer Son Excellence et, une fois, il alla même jusqu'à caresser ses cheveux teints, voire carrément artificiels.
Le gouverneur se tourna vers Fandorine et dit d'un ton plaintif :
- Eraste Pétrovitch, mon ami, c'est tout de même incroyable ! Ces brigands dépassent les bornes ! A travers ma personne, c'est tout Moscou qu'ils offensent, humilient, couvrent de ridicule ! Mettez en branle la police, la gendarmerie, qui vous voudrez,
29
mais retrouvez-moi ces voyous ! Qu'on les traduise en justice ! Qu'on les expédie en Sibérie ! Je sais que vous pouvez tout, mon cher ami. A partir de maintenant, considérez cela comme votre tâche essentielle et comme une demande personnelle de ma part. Baranov seul n'en viendra pas à bout, qu'au moins il vous aide.
- Impossible de faire intervenir la police, dit le conseiller aulique, l'air préoccupé. (Aucune étincelle ne brillait plus dans les yeux bleus de monsieur Fan-dorine, et son visage n'exprimait désormais qu'inquiétude pour le représentant du pouvoir.) Le b-bruit va se répandre, toute la ville va se tordre de rire. Il ne faut pas permettre une chose pareille.
- Un instant, reprit le prince, s'échauffant de nouveau. Vous voulez dire qu'il faut laisser faire, baisser les bras devant ces Valets ?
- En aucun cas. Je vais m'occuper de cette affaire. Mais d-discrètement, sans publicité. (Fan-dorine réfléchit un instant avant de poursuivre :) II va falloir prélever sur les finances de la ville de quoi rendre son argent à lord Pitsbrook, lui présenter des excuses et ne rien dire à propos du Valet. Il n'y a qu'à lui expliquer qu'il s'agit d'un malentendu. Que votre petit-fils a agi de manière inconsidérée.
En entendant prononcer son nom, l'Anglais, inquiet, demanda quelque chose au conseiller aulique, lequel répondit brièvement avant de se tourner de nouveau vers le gouverneur :
- Frol Grigoriévitch trouvera une explication plausible pour les domestiques. Quant à moi, je me mets en chasse.
30
- Vous croyez vraiment que, seul, il est possible de mettre la main sur une engeance pareille ? demanda le valet de chambre, sceptique.
- Je reconnais que ce ne sera pas facile. Mais il n'est pas souhaitable d'élargir le cercle des initiés.