Fandorine lança un regard à l'homme à lunettes que le prince appelait " Innokenti " et secoua la tête. Apparemment, le secrétaire ne lui convenait pas en tant qu'assistant. Puis Eraste Pétrovitch se tourna vers Anissi. Ce dernier se raidit, avec le sentiment aigu de sa piteuse apparence : jeunot, maigrichon, oreilles en feuilles de chou, sans parler des boutons.
- Je... je ne dirai pas un mot, bredouilla-t-il. Vous avez ma parole d'honneur.
- C'est qui, celui-là ? rugit Son Excellence, comme s'il remarquait pour la première fois la présence du pitoyable commissionnaire. Qu'est-ce qu'il fiche ici ?
- C'est Tioulpanov, expliqua Fandorine. De la Direction de la gendarmerie. Un agent expérimenté. C'est l'homme qu'il me faut p-pour m'aider.
Le prince enveloppa du regard le pauvre Anissi, tout ratatiné sur lui-même, et fronça ses sourcils menaçants.
- Fais bien attention à ce que je vais te dire, Tioulpanov. Si tu te montres utile, je ferai de toi quelqu'un. Mais si tu fais des âneries, je te réduis en poussière.
Alors qu'Eraste Pétrovitch et Anissi, complètement hébété, se dirigeaient vers l'escalier, on entendit Védichtchev qui disait :
- Vladimir Andréiévitch, comme vous voudrez, mais il n'y a pas d'argent dans les caisses. Cent mille roubles, ce n'est pas rien. L'Anglais devra se contenter d'excuses.
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Dans la rue, un nouveau choc attendait Tioulpa-nov.
Tout en enfilant ses gants, le conseiller aulique demanda brusquement :
- Est-il exact, ainsi qu'on me l'a rapporté, que vous avez une sour invalide à votre charge et que vous avez refusé de la placer dans une institution d'Etat ?
Anissi ne s'attendait pas que sa situation familiale fût ainsi connue mais, dans l'état de stupéfaction où il se trouvait, il s'en étonna moins qu'il n'aurait dû.
- Il est impossible de la mettre dans une institution, expliqua-t-il. Elle y dépérirait. La pauvre idiote est bien trop habituée à moi.
C'est alors que Fandorine prononça des paroles qui le bouleversèrent.
- Je vous envie, dit-il avec un soupir. Vous êtes un homme heureux, Tioulpanov. Si jeune, vous avez déjà de quoi être f-fier de vous. Le Seigneur vous a donné un pivot pour toute la vie.
Alors qu'Anissi essayait d'élucider le sens de ces étranges paroles, le conseiller aulique poursuivit :
- Ne vous faites pas de souci pour votre sour. Engagez une garde-malade pendant la durée de l'enquête. Aux frais de l'Etat, cela va de soi. Dorénavant, et jusqu'à la conclusion de l'affaire concernant le Valet de Pique, vous serez à ma disposition. Nous travaillerons ensemble. J'espère que v-vous ne vous ennuierez pas.
La voilà donc, la joie inattendue, se souvint subitement Tioulpanov. Le voilà, le bonheur. Chère colombe blanche !
La science vitale selon Momus
II avait si souvent changé de nom au cours des dernières années qu'il commençait à oublier celui qu'il portait en venant au monde. Depuis longtemps déjà, il s'appelait lui-même Momus.
" Momus " était, chez les Grecs anciens, un personnage moqueur et malfaisant, le fils de Nyx, la déesse de la Nuit. Dans l'ouvrage de cartomancie La Pythie d'Egypte, c'est ainsi qu'est désigné le valet de pique, une carte néfaste qui annonce la rencontre avec un mauvais plaisantin ou un méchant tour du sort.
Momus aimait les cartes et même les vénérait, mais il ne croyait pas à la divination et donnait un tout autre sens au nom qu'il avait choisi.
Tout mortel, comme chacun sait, joue aux cartes avec le destin. La donne ne dépend pas de l'individu ; là, c'est la chance qui décide : l'un se verra distribuer uniquement des as, l'autre seulement des deux et des trois. A Momus, la nature avait distribué des cartes moyennes, des petites cartes médiocres, pourrait-on dire : des dix et des valets. Mais même avec ça, un bon joueur pouvait gagner.
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Et, dans la hiérarchie humaine, il se plaçait plutôt au niveau du valet. Momus portait sur lui-même un jugement sain : s'il n'était pas un as, naturellement, ni même un roi, il n'était pas non plus une basse carte. Un valet, sans plus. Mais pas n'importe lequel : ni l'assommant valet de trèfle, ni le respectable valet de carreau, ni, grâce à Dieu, le valet de cour baveux. Non, il était un valet à part : un valet de pique. Le pique n'est pas une couleur simple. Dans tous les jeux, c'est la moins forte, sauf au bridge-whist, où elle bat le trèfle, le cour et le carreau. Conclusion : décide toi-même à quel jeu tu veux jouer avec la vie, et ta couleur sera la plus forte.
Dans sa prime enfance, Momus se demandait toujours pourquoi les gens disaient qu'il ne faut pas courir deux lièvres à la fois. Et pour quelle raison ? s'interrogeait-il, perplexe. Cela voulait-il dire qu'il fallait renoncer à l'un des deux ? Le petit Momus (qui à l'époque n'était pas encore Momus mais Mitia Sawine) était résolument en désaccord avec ce principe. Et il s'avéra qu'il avait entièrement raison. Cette formule se révéla stupide, tout juste bonne pour les crétins et les paresseux. Momus, des petites bêtes grises à fourrure épaisse et à longues oreilles, il lui arrivait d'en attraper pas seulement deux à la fois mais bien plus. Pour cela, il avait élaboré sa propre théorie psychologique.
Les gens inventaient toutes sortes de sciences dont la plupart n'étaient strictement d'aucune utilité pour l'homme normal, ce qui ne les empêchait pas d'écrire des traités, de soutenir des thèses de maîtrise et de doctorat, de devenir membres des académies. Tout petit déjà, Momus sentait dans sa
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chair et dans ses os que la plus importante des sciences n'était pas l'arithmétique et encore moins le latin, mais Yaptitude à plaire. Là était la clé capable d'ouvrir n'importe quelle porte. Le plus curieux était que cette science primordiale n'était enseignée ni par les précepteurs ni par les professeurs. Il fallait donc se débrouiller seul pour en pénétrer les lois.
Mais, tout bien réfléchi, cela l'arrangeait. Très tôt le garçon avait manifesté un don pour cette science fondamentale, et si les autres ignoraient les avantages qu'offrait cette discipline, tant mieux.
Bizarrement, les gens ordinaires montraient à l'égard de ce domaine essentiel aussi peu d'intérêt que de bon sens : je plais, très bien ; je déplais, tant pis, on ne peut pas se forcer à être aimable. Eh bien si, pensa le jeune Mitia en grandissant, c'est exactement ce que tu vas faire. Si tu parviens à plaire à quelqu'un, que tu arrives à découvrir par quel biais le prendre, c'est gagné, il est ton homme, fais-en ce que bon te semble.
Il en arriva à la conclusion qu'il était possible de plaire à tout le monde et que, pour y parvenir, il y avait besoin de peu de chose : de comprendre le genre d'individu auquel on avait affaire, ses aspirations, sa vision du monde, ses peurs. Et dès qu'on avait compris, il n'y avait plus qu'à se servir de lui comme d'un pipeau pour jouer n'importe quelle mélodie. Une sérénade aussi bien qu'une polka.
Neuf personnes sur dix sont prêtes à tout vous raconter spontanément pour peu que vous acceptiez de les écouter. Or, ce qui est ahurissant, c'est que personne n'écoute vraiment personne. Dans le meilleur des cas, s'ils sont bien élevés, les gens attendent que se présente une pause dans la conversation et,
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aussitôt, ils recommencent à parler de ce qui les intéresse, eux. Pourtant, c'est fou la quantité de choses importantes et intéressantes qu'on peut apprendre si l'on sait écouter !
Ecouter correctement est, à sa manière, un art. Vous devez imaginer que vous êtes une fiole vide, un récipient transparent communiquant avec votre interlocuteur au moyen d'un tuyau invisible. Laissez le contenu du partenaire s'écouler en vous goutte à goutte, jusqu'à être rempli d'un liquide de même composition, même couleur, même saveur. Jusqu'à cesser pendant un temps d'être vous-même pour devenir lui. Alors, l'individu se révélera à vous dans son essence même, et vous saurez d'avance ce qu'il va dire et faire.
Momus avait acquis progressivement sa science, n'y recourant d'abord que modérément, pour en tirer de petits avantages, et avant tout dans le but de l'expérimenter et d'en vérifier la validité. Pour avoir une bonne note au lycée quand il n'avait pas appris sa leçon ; puis, alors qu'il était déjà cadet, pour s'assurer le respect et l'affection de ses camarades ; pour emprunter de l'argent ; se faire aimer d'une demoiselle.