Plus tard, lorsqu'il intégra le régiment, l'ayant consolidée et développée, il commença à tirer de sa science des avantages plus substantiels. Par exemple, il plumait aux cartes un bonhomme plein aux as, tandis que l'autre restait paisiblement à sa place, incapable d'en vouloir à un garçon aussi brave que le cornette Mitia Sawine. Sans compter qu'on ne pouvait pas rester l'oil rivé sur les mains d'un partenaire agréable. Pas mal, non ?
Mais ce n'était encore que de la gymnastique, une mise en jambes. La science et le talent du futur Momus avaient réellement montré leur utilité six ans plus tôt, lorsque le destin lui avait offert sa première vraie Chance. A l'époque, il ignorait encore que la Chance ne se saisit pas mais se crée. Il continuait d'attendre qu'une occasion se présente d'elle-même et ne craignait qu'une chose : la laisser échapper.
Ce qu'il ne fit pas.
La situation personnelle du cornette était alors dans l'impasse. Depuis plus d'un an son régiment était stationné à Smolensk, un chef-lieu de gouvernerai, et toutes les possibilités d'exercer ses talents y étaient épuisées. Il avait plumé qui il pouvait plumer ; il avait depuis bien longtemps emprunté tout ce qu'il y avait à emprunter ; la colonelle, bien qu'aimant Mitia de toute son âme, lui donnait de l'argent avec parcimonie et, de surcroît, l'exaspérait par sa jalousie. C'est alors qu'un incident eut lieu avec l'argent de la remonte : le cornette Sawine fut envoyé à la foire aux chevaux de Torjok et, se laissant emporter par son enthousiasme, il dépensa plus que la somme autorisée.
Bref, le destin ne lui offrait que trois possibilités : passer en jugement, prendre ses jambes à son cou, épouser la fille du marchand Potchetchouiev, une gamine au visage parsemé de points noirs. La première solution était bien sûr exclue, et le talentueux jeune homme hésitait sérieusement entre la deuxième et la troisième.
C'est alors que, brusquement, la fortune lui distribua un jeu plein d'as, à l'aide duquel il devenait tout à fait possible de sauver une partie vouée à l'échec.
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Sa tante, une propriétaire terrienne de Viatka, mourut en léguant son domaine à son neveu préféré. Jadis, alors qu'il était encore élève officier, il avait passé chez elle un mois d'un ennui mortel et, pour tuer le temps, en avait profité pour expérimenter un peu sa science vitale. Puis la vieille dame lui était sortie de l'esprit, mais la tante, elle, n'avait pas oublié le si calme et si charmant garçon. Ignorant tous ses autres neveux et nièces, c'était lui qu'elle avait choisi de combler dans son testament. En fait de latifundium, Mitia héritait de mille malheureux hectares, perdus au fin fond d'une obscure province, où il était déshonorant, pour tout homme convenable, de passer ne serait-ce qu'une semaine.
Comment aurait agi un jeune officier ordinaire devant pareille aubaine ? Il aurait vendu les biens hérités de sa tante, comblé le trou fait dans la caisse du régiment, remboursé une partie de ses dettes, puis recommencé à vivoter comme avant, le pauvre imbécile.
Et que faire d'autre ? demanderez-vous.
Permettez-moi de vous poser une petite colle. Vous possédez un domaine qui vaut vingt-cinq mille roubles, trente mille à tout casser. Or vous avez bien pour cinquante mille de dettes. Et, surtout, vous en avez par-dessus la tête de lésiner sur tout, vous avez envie de vivre un peu dignement : d'avoir un bon équipage, de descendre dans les meilleurs hôtels, de faire de votre existence un éternel jour de fête et, au lieu de vous laisser entretenir par une grosse colonelle, de vous choisir pour maîtresse une jolie fleur, une tubéreuse aux yeux doux, à la taille fine et au rire cristallin.
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Assez de se laisser porter par la vie telle une brindille au fil de la rivière, se dit Mitia, résolu à prendre le destin par son long cou de cygne. Le moment était venu de mettre à profit sa science psychologique dans toute son ampleur.
Dans son trou perdu, il passa non pas une ni deux semaines mais trois mois entiers. Il rendit visite à ses voisins, sut plaire à chacun, à sa manière. Avec le commandant à la retraite, un vieux grincheux aux manières rustiques, il buvait du rhum et chassait l'ours (il avait eu une de ces frousses !). Avec la veuve d'un conseiller de collège, une fermière économe, il faisait de la confiture avec des pommes de Chine et notait dans un carnet de précieux conseils sur la mise bas des truies. Avec le maréchal de la noblesse, un ancien du corps des pages, il commentait les nouvelles du grand monde. Avec le juge de paix, il allait au campement des tsiganes, de l'autre côté de la rivière.
Il réussit à merveille : il se révéla être à la fois un garçon plein d'allant, une fine mouche de la capitale, un jeune homme sérieux, un cour vaillant, un " homme nouveau ", un défenseur des traditions et enfin un excellent candidat au rôle de fiancé (pour deux familles ne se connaissant pas).
Puis, lorsqu'il jugea qu'il avait suffisamment préparé le terrain, il boucla l'affaire en deux jours.
Même maintenant, après des années, alors qu'on aurait pu penser qu'il avait largement de quoi alimenter ses souvenirs et être fier, Momus prenait plaisir à se remémorer sa première véritable " opération ". Surtout l'épisode avec Euripide Kallistrato-vitch Kandélaki, un homme qui passait parmi les hobereaux du cru pour le pire des grigous et des
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chicaneurs que la terre eût connus. Il eût été possible, bien sûr, de se passer de Kandélaki mais, jeune et d'une nature fougueuse, Mitia aimait les proies coriaces.
Ce grippe-sou de Grec était un fonctionnaire des impôts à la retraite. Il n'existait qu'une manière de plaire à un individu de ce type : lui donner l'impression qu'il pouvait vous tondre la laine sur le dos.
Le brave cornette arriva chez son voisin sur un cheval écumant, les yeux remplis de larmes, rouge, les mains tremblantes.
Depuis le seuil, il hurla :
- Euripide Kallistratovitch, sauvez-moi ! Vous êtes mon seul espoir ! Me voilà devant vous comme à confesse ! Je suis convoqué devant le conseil militaire de mon régiment ! Pour gaspillage de fonds publics ! Vingt-deux mille roubles !
Il avait effectivement reçu une lettre du régiment concernant l'affaire des chevaux. Ses chefs en avaient assez d'attendre que Sawine revienne de congé.
Mitia sortit d'abord le pli portant le cachet du régiment, puis un autre document.
- Dans un mois, je dois recevoir un prêt de vingt-cinq mille roubles du Crédit foncier de la noblesse, gagés sur le domaine de ma tante. Je pensais, dit-il dans un sanglot, tout en sachant pertinemment que le Grec n'était pas homme à se laisser apitoyer, que je recevrais l'argent et que je pourrais combler le trou. Mais non, je n'aurai pas le temps ! Sortez-moi de là, Euripide Kallistratovitch, mon cher ami ! Donnez-moi vingt-deux milles roubles, et je vous établis une procuration qui vous permettra de toucher mon prêt. Je vais regagner mon régi-
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ment, me justifier, sauver mon honneur et ma vie. Et vous, dans un mois, vous recevrez vingt-cinq mille roubles. Pour vous, c'est tout bénéfice, et pour moi, c'est le salut ! Je vous en supplie !
Kandélaki chaussa ses lunettes, lut la lettre menaçante reçue du régiment, étudia attentivement le contrat d'hypothèque signé avec la banque (également authentique et établi parfaitement dans les règles), se mordilla les lèvres et proposa quinze mille roubles. On transigea à dix-neuf mille.
On peut imaginer la scène un mois plus tard quand, le jour dit, se retrouvèrent ensemble à la banque les onze porteurs de procurations délivrées par Mitia.
Il avait récolté une somme assez rondelette. Naturellement, après cela, il lui avait fallu changer radicalement d'existence. Mais après tout, il n'allait pas pleurer sur sa vie passée.