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L'ancien cornette n'avait rien à craindre du côté de la police. L'empire, grâce à Dieu, était vaste, il regorgeait d'imbéciles à plumer et les villes riches n'y manquaient pas. L'homme Imaginatif et audacieux y trouverait toujours un endroit où exercer ses talents. Quant au problème du nom et des papiers d'identité, cela ne valait même pas la peine d'en parler : il suffisait de choisir comment on voulait s'appeler et qui on voulait être, et le tour était joué.

Côté physique, il faut dire, Momus avait été servi par une chance exceptionnelle. Il adorait son visage et pouvait l'admirer durant des heures dans le miroir.

Ses cheveux étaient d'un admirable blond terne, comme ceux d'une écrasante majorité de la population slave. Ses traits étaient réguliers, anodins, ses

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yeux gris-bleu, son nez de forme indécise, son menton dénué de caractère. Bref, il n'y avait rien en lui qui pût retenir le regard. Ce n'était pas un visage, mais une feuille vierge sur laquelle on pouvait dessiner ce que l'on voulait.

Taille moyenne, signes particuliers : néant. Sa voix, il est vrai, n'était pas ordinaire : profonde, sonore. Mais Momus avait appris à maîtriser cet instrument à la perfection : il pouvait monter de la basse la plus grave au soprano le plus aigu en passant par le ténor de charme et la voix de fausset.

En effet, pour changer d'apparence jusqu'à en être méconnaissable, il ne suffit pas de se teindre les cheveux et de se coller une fausse barbe. Ce qui fait d'un homme ce qu'il est, ce sont ses mimiques, sa façon de marcher, de s'asseoir, ses gestes, ses intonations, ses tics de langage, la force de son regard. Et, cela va de soi, certains éléments annexes : vêtements, première impression donnée, nom, titre.

Si les acteurs gagnaient mieux leur vie, Momus serait à coup sûr devenu un nouveau Chtchepkine ou un nouveau Sadovski - il le sentait au fond de lui-même. Mais ses besoins excédaient de beaucoup ce que l'on payait les comédiens, y compris les vedettes des meilleurs théâtres de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. De surcroît, plutôt que d'interpréter sur scène des pièces entrecoupées de deux entractes de quinze minutes, il était infiniment plus intéressant de jouer dans la vie, sans relâche et du soir au matin.

Combien de rôles n'avait-il pas joués au cours de ces six années ! Impossible de se les rappeler tous. Et les pièces étaient entièrement de son cru. A la manière des stratèges militaires, Momus les appelait

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" opérations " et, avant le début de chaque nouvelle aventure, il aimait à s'imaginer dans la peau du maréchal de Saxe ou de Napoléon, même si, par nature, il ne s'agissait évidemment pas de batailles sanglantes mais d'aimables divertissements. Si les autres personnages n'étaient sans doute pas en mesure d'apprécier toute la subtilité du sujet, Momus, pour sa part, en tirait toujours un grand plaisir.

Il avait monté un grand nombre de spectacles : des grands, des petits, certains triomphaux, d'autres moins réussis, mais jamais jusqu'à ce jour il n'avait connu de four avec sifflets et huées.

Pendant un temps, Momus s'était occupé avec ferveur de perpétuer la mémoire des héros nationaux. Cela avait commencé le jour où, sur un bateau remontant la Volga, il avait perdu à la préférence. Descendu à Kostroma sans un sou vaillant en poche, il avait collecté des dons en vue d'ériger une statue de bronze à Ivan Soussanine. Mais les petits marchands regardaient à la dépense et les nobles avaient tendance à verser leur contribution en huile ou en seigle, si bien que la recette avait été minime : moins de huit mille roubles. En revanche, à Odessa, pour le monument à Alexandre Pouchkine, les gens s'étaient montrés généreux, en particulier les marchands juifs, et à Tobolsk, pour celui d'Iermak Timofeiévitch, ce n'est pas moins de soixante-quinze mille roubles que les négociants en fourrure et les chercheurs d'or avaient versés au persuasif " membre de la Société historique impériale ".

Deux ans plus tôt, à Nijni-Novgorod, il avait remporté un succès considérable avec la Société de crédit Butterfly. Simple et géniale, l'idée était

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fondée sur l'existence d'une race répandue d'individus chez qui la foi en un miracle gratuit l'emporte sur la méfiance naturelle. La société Butterfly empruntait de l'argent aux bourgeois, à un taux sans précédent. La première semaine, seules dix personnes (dont neuf prête-noms appointés par Momus lui-même) versèrent des fonds. Toutefois, quand le lundi suivant (les intérêts étaient payés hebdomadairement), chacun reçut dix kopecks par rouble investi, un vent de folie souffla sur la ville. Devant le siège de la société, se forma une file d'attente s'étirant sur trois pâtés de maisons. La semaine suivante, Momus paya de nouveau dix pour cent d'intérêt à chacun, après quoi il fallut louer deux autres locaux et embaucher douze employés supplémentaires pour recevoir les souscriptions. Le quatrième lundi, les portes de l'office restèrent closes. Le joli papillon avait à jamais quitté les rives de la Volga pour s'envoler vers d'autres cieux.

Le profit réalisé à Nijni-Novgorod aurait suffi à n'importe qui pour vivre le restant de ses jours mais, chez Momus, l'argent ne s'attardait guère. Parfois, il se faisait l'effet d'un moulin à vent dans lequel se déversaient à grands flots billets et pièces de monnaie. Le moulin actionnait sans répit ses ailes immenses, transformait l'argent en une fine poudre - en épingles de cravate serties de diamants, en pur-sang, en bringues de plusieurs jours, en extravagants bouquets pour les actrices. Mais le vent soufflait, soufflait toujours, et la farine se dispersait à travers les espaces infinis jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à moudre.

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Eh bien, qu'elle se disperse. Du grain, Momus en avait suffisamment pour l'éternité. Le moulin merveilleux n'était pas près de s'arrêter.

Il tourna dans les grandes foires et les chefs-lieux de gouvernorats, acquit du métier. L'année passée, il avait enfin rallié la capitale. Et il avait joliment écume la ville de Saint-Pétersbourg ; fournisseurs de la cour, habiles banquiers et conseillers de commerce se souviendraient longtemps du Valet de Pique.

L'idée de dévoiler au public son exceptionnel talent avait germé depuis peu dans l'esprit de Momus. Saisi par le démon de l'orgueil, il en avait assez de l'anonymat. Tu inventes des stratagèmes brillants et complètement inédits, se disait-il, tu y mets ton imagination, ton talent, ta ferveur, et tout cela sans la moindre reconnaissance. Tantôt c'est une bande de spéculateurs qu'on met en cause, tantôt ce sont les menées juives, tantôt les responsables locaux. Et ainsi, les braves gens ignorent que tous ces chefs-d'ouvre^ d'orfèvrerie sont le fait du même artiste.

L'argent ne suffisait plus à Momus, il aspirait à la gloire. Bien sûr, travailler sous sa marque de fabrique était beaucoup plus risqué, mais la gloire n'est pas faite pour les poltrons. Et puis, allez l'attraper quand, pour chaque opération, il avait un nouveau masque prêt à servir. Attraper qui, chercher qui ? Quelqu'un avait-il déjà vu le vrai visage de Momus ? Tout était là.

Exclamez-vous, cancanez, rigolez encore un peu avant les adieux, pensait Momus s'adressant à ses

1. En français dans le texte.

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compatriotes. Applaudissez le grand artiste, car il ne restera pas éternellement avec vous.

Non, il n'avait pas la moindre intention de mourir, mais il songeait de plus en plus sérieusement à quitter les grands espaces de la Russie chers à son cour. Il ne lui restait plus qu'à écrémer l'ancienne capitale de l'empire, et il serait alors temps de montrer de quoi il était capable sur la scène internationale - d'ores et déjà, Momus sentait en lui assez de force pour cela.

Merveilleuse ville que Moscou ! Les Moscovites étaient encore plus obtus que les Pétersbourgeois, plus naïfs, moins futés, mais pas moins argentés pour autant. Momus y était installé depuis l'automne et avait déjà eu le temps d'y réussir quelques jolis coups. Encore deux ou trois opérations, et adieu la terre natale. Il faudrait tourner en Europe, aller jeter un coup d'oil en Amérique. On racontait beaucoup de choses fort intéressantes sur les Etats d'Amérique du Nord. Son flair lui disait qu'il y trouverait où s'ébattre. On pouvait entreprendre de creuser un canal, constituer une société par actions pour la construction d'un chemin de fer transaméricain ou, disons, pour la recherche de l'or des Aztèques. Par ailleurs, la demande en princes allemands était actuellement importante, en particulier dans les nouveaux pays slaves et sur le continent sud-américain. Il y avait là sujet à réflexion. Prévoyant, Momus avait déjà pris certaines dispositions.