Mais, en attendant, il y avait les petites affaires de Moscou. Il fallait continuer à secouer ce pommier. Encore un peu de temps, et ce sont des romans entiers que les auteurs moscovites écriraient sur le Valet de Pique.
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Le lendemain du truc amusant avec le lord anglais et le vieux gouverneur, Momus s'était réveillé tard et avec mal à la tête. Toute la soirée et jusqu'au milieu de la nuit, ils avaient fêté ça. Mimi adorait faire la noce, c'était son véritable élément, si bien qu'ils s'étaient amusés comme des fous.
La coquine avait transformé la suite de l'hôtel Métropole en jardin d'Eden : plantes tropicales dans des bacs, lustre entièrement recouvert de chrysanthèmes et de lis, tapis jonché de pétales de rosé et, dispersés ça et là, paniers de fruits et bouquets provenant des plus prestigieux magasins de la ville. Autour d'un palmier, tel un anneau ouvragé, s'enroulait un boa constricteur venu de la ménagerie de Morselli et figurant le serrJent tentateur. Certes, il n'était guère convaincant ; l'hiver, il roupillait et n'avait pas une seule fois ouvert l'oil. En revanche, Mimi, qui représentait Eve, était en pleine forme. Au souvenir de la veille, Momus sourit et se frotta la tempe pour en chasser la douleur lancinante. Maudit Veuve-Clicquot. Après la Chute, alors qu'il se prélassait dans la vaste baignoire de porcelaine au milieu des orchidées Wanda (à quinze roubles pièce), Mimi l'avait arrosé de Champagne avec d'énormes bouteilles. Pendant toute la durée de l'opération il s'était appliqué à happer la fontaine mousseuse avec un zèle manifestement excessif.
La petite Mimi elle aussi s'en était donné à cour joie, jusqu'à épuisement. Il suffisait de la regarder : l'immeuble aurait pu s'écrouler qu'elle ne se serait pas réveillée. Elle dormait la joue posée sur ses mains jointes, comme à son habitude ; ses lèvres gonflées de sommeil étaient légèrement entrouvertes, ses épaisses boucles d'or s'éparpillaient sur l'oreiller.
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Alors qu'ils réfléchissaient à l'idée de poursuivre la route ensemble, Momus lui avait dit : " Tu vois, petite, la vie de chaque homme est à son image : cruelle si l'homme est cruel, terrifiante s'il est peureux, triste s'il est taciturne. Et comme je suis d'un tempérament gai, ma vie l'est également, et la tienne le sera aussi. "
Et Mimi s'était coulée dans cette joyeuse existence comme si elle était faite spécialement pour elle. Même si l'on pouvait supposer qu'en vingt-deux ans d'existence elle avait goûté des fruits amers plus souvent qu'à son tour. Cependant Momus ne lui posait pas de questions, ce n'était pas son affaire. Quand elle le voudrait, elle lui raconterait. Mais cette petite n'était pas du genre à remâcher les mauvais souvenirs et encore moins à jouer sur la pitié.
Il l'avait ramassée au printemps précédent à Kichinev, où elle se produisait aux Variétés en qualité de danseuse éthiopienne, jouissant, parmi les bambocheurs du cru, d'une popularité folle. La peau colorée en noir, les cheveux teints et frisés, elle se démenait d'un bout à l'autre de la scène avec sur elle, en tout et pour tout, des guirlandes de fleurs et des bracelets aux poignets et aux chevilles. Les habitants de Kichinev la prenaient pour la plus authentique négrillonne qui fût. Il est vrai qu'au début certains avaient émis des doutes, mais, un négociant de Naples qui était allé plusieurs fois en Abyssinie ayant affirmé que mademoiselle Zemtchandra parlait effectivement éthiopien, tous les soupçons s'étaient dissipés.
C'est en particulier ce détail qui, initialement, avait enthousiasmé Momus car, dans l'art de la mystification, il appréciait au plus haut point le mélange
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d'effronterie et de rigueur. Avec ses yeux bleus couleur de campanule et son minois typiquement slave, même barbouillé de noir, se faire passer pour éthiopienne exigeait un sacré culot. Et elle avait appris l'éthiopien par-dessus le marché !
Plus tard, quand ils étaient devenus amis, Mimi lui avait raconté comment les choses s'étaient passées. Elle vivait à Saint-Pétersbourg et, s'étant retrouvée sur la paille après la faillite de l'Opéra-Comique, elle s'était fait engager comme gouvernante des jumeaux de l'ambassadeur d'Abyssinie. Le prince éthiopien, le raïs comme ils disaient, ne pouvait que se féliciter de sa trouvaille : de bonne composition, gaie, la demoiselle se contentait de modestes émoluments, et les enfants l'adoraient. Ils passaient leur temps à échanger des messes basses avec elle, à faire des cachotteries, et étaient devenus sages comme des images. Un beau jour, alors qu'il se promenait au jardin d'Hiver en compagnie du secrétaire d'Etat Morder, avec qui il s'entretenait de la dégradation des relations italo-abyssiniennes, le raïs voit soudain un attroupement. Il approche... Dieu du ciel éthiopien ! La gouvernante était en train de jouer de l'accordéon, tandis que son fils et sa fille dansaient et chantaient. Fascinés par les deux petits nègres, les badauds applaudissaient et, avec bon cour et générosité, jetaient de l'argent dans une serviette de toilette arrangée en turban.
En résumé, Mimi n'avait plus eu qu'à prendre ses jambes à son cou et à décamper de la capitale du Nord avec la plus grande célérité : sans bagages, sans papiers d'identité. Tout cela ne serait rien sans les deux négrillons, se disait-elle en soupirant tristement.
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Le pauvre petit Mariam et la pauvre petite Assef doivent drôlement s'ennuyer maintenant.
" En revanche, je ne m'ennuie pas avec toi ", pensa Momus en regardant amoureusement l'épaule qui dépassait de la couverture, avec ses trois sympathiques grains de beauté formant un triangle isocèle.
Il croisa ses mains derrière la tête et examina la suite où ils s'étaient installés seulement la veille, cherchant à brouiller les pistes. C'était un luxueux appartement, avec boudoir, salon, bureau. Toutefois, il y avait un peu trop de dorures, cela sentait le parvenu. Au Loskoutna'ïa, la suite était plus distinguée, mais il était temps de se tirer de là - de manière tout à fait officielle, bien entendu, avec généreuse distribution de pourboires et séance de pose devant le dessinateur de L'Observateur de Moscou. Se pavaner sur la couverture d'une respectable revue illustrée en se faisant appeler " Son Altesse " n'avait rien de gênant ; au contraire, cela pouvait fort bien servir un jour.
Momus regarda distraitement le petit amour doré et joufflu installé sous le baldaquin. Le polisson de plâtre dirigeait sa flèche droit sur le front de l'hôte. La flèche à proprement parler n'était pas visible car y pendait la culotte en dentelle couleur " cour ardent " de Mimi. Comment était-elle arrivée ici ? Et d'où sortait-elle, alors que Mimi incarnait Eve et en avait le costume ? Mystère.
Sans qu'il sût vraiment pourquoi, la présence déconcertante de la culotte commença à intriguer Momus. En dessous, devait se trouver une flèche, c'était évident. Et si ce n'était pas une flèche mais tout autre chose ? Et si le petit Cupidon avait refermé son poing potelé en un geste obscène, l'avait
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recouvert du tissu de couleur vive, puis l'avait tendu à la manière d'une flèche ?
Tiens, tiens, quelque chose commençait à se dessiner.