Oubliant son mal de tête, Momus s'assit sur le lit, tout en continuant de regarder la culotte.
On s'attend qu'en dessous se trouve une flèche dans la mesure où c'est le rôle et la fonction de Cupidon que d'avoir une flèche, mais si effectivement ce n'était pas une flèche mais un poing fermé en train de vous narguer ?
- Eh, petite, réveille-toi ! dit-il en donnant une tape sur l'épaule rosé de Mimi. Vite ! Un papier et un crayon ! Rédigeons une annonce à faire paraître dans le journal !
En guise de réponse, Mimi tira la couverture sur sa tête. Momus, lui, sauta du lit, heurta du pied quelque chose de rugueux et de froid, et se mit à pousser des cris d'horreur : sur le tapis, enroulé comme un tuyau d'arrosage en toile goudronnée, dormait le boa constricteur, tentateur de l'Eden évoqué précédemment.
Habile, le gredin
Ainsi pouvait-on servir dans la police de multiples façons.
Il y avait les filatures qui consistaient à rester pendant des heures sous la pluie à observer, depuis des buissons pleins d'épines, la deuxième fenêtre en partant de la gauche du troisième étage, ou bien encore à vous traîner dans les rues derrière un " objet " dont vous ne saviez ni qui il était ni ce qu'il avait bien pu fabriquer.
Il y avait les courses, qui vous obligeaient à courir, la langue pendante, à travers toute la ville, avec une besace bourrée de plis et de paquets.
Mais on pouvait également être l'assistant temporaire de Sa Haute Noblesse, monsieur le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il convenait d'arriver rue Malaïa Nikitskaïa vers dix heures du matin. Ce qui voulait dire qu'on pouvait s'y rendre comme un être humain, sans avoir à courir dans les rues sombres, mais en marchant tranquillement, avec dignité et en plein jour. Anissi se voyait allouer de quoi payer un cocher, si bien qu'au lieu de perdre une heure il aurait pu se faire conduire à son travail
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comme un seigneur. Mais il préférait tout de même aller à pied : cinquante kopecks de plus n'étaient pas à négliger.
A la porte, il était accueilli par Massa, le serviteur japonais, avec qui Anissi avait eu le temps de faire plus ample connaissance. Massa s'inclinait et disait : " Zour, Tiouli-san ", ce qui signifiait " Bonjour, monsieur Tioulpanov ". Le Japonais peinait sur les mots longs, raison pour laquelle " Tioulpanov " se transformait dans sa bouche en " Tiouli ". Mais Anissi n'en tenait pas rigueur au valet de chambre de Fandorine, avec qui s'étaient établies des relations de franche cordialité, on pouvait même dire de complicité.
Avant toute chose, Massa l'informait à mi-voix des " conditions atmosphériques ", ainsi qu'en son for intérieur Anissi qualifiait l'humeur qui régnait dans la maison. Si le Japonais disait : " calmo ", cela signifiait que tout était calme, que la belle comtesse Addi s'était réveillée dans d'excellentes dispositions d'esprit, qu'elle fredonnait, roucoulait auprès d'Eraste Pétrovitch et qu'elle regarderait Tioulpanov d'un oil distrait mais bienveillant. Dans ce cas, il pouvait entrer sans hésiter dans le salon. Massa lui apporterait du café et un petit pain, monsieur le conseiller aulique se lancerait dans des propos légers et pleins d'esprit, tandis qu'entre ses doigts son chapelet de jade ferait entendre des petits claquements pleins de vigueur et d'énergie.
En revanche, si Massa murmurait : " gourlon-der ", c'est-à-dire " gronder ", mieux valait se faufiler dans le bureau sur la pointe des pieds et se mettre d'emblée au travail, parce qu'il y avait de l'orage dans l'air. Une fois de plus, Addi sanglotait et
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criait qu'elle s'ennuyait, qu'Eraste Pétrovitch avait causé sa perte, qu'il l'avait séduite, arrachée à son mari, l'homme le plus respectable et le plus noble qui fût. " Comme si on pouvait t'arracher à qui que ce soit ", pensait Anissi, qui écoutait d'une oreille craintive les roulements de tonnerre tout en feuilletant les journaux.
Car telle était désormais sa tâche matinale : éplucher la presse moscovite. Un travail bien agréable que celui qui consiste à lire les potins de la ville et à examiner d'alléchantes réclames, cela dans le doux froissement des pages et la délicieuse odeur de l'encre d'imprimerie. Sur la table, s'alignaient des crayons parfaitement taillés, un bleu pour les annotations ordinaires, un rouge pour les remarques particulières. Il n'y avait pas à dire, la vie d'Anissi avait changé du tout au tout.
En outre, pour ce travail en or, sa paye était le double de ce qu'il touchait précédemment, sans compter qu'il avait obtenu de l'avancement. Eraste Pétrovitch n'avait eu qu'à gribouiller deux lignes à l'intention de la Direction pour qu'aussitôt Tioulpa-nov se retrouve sur la liste des candidats au titre de fonctionnaire de quatorzième rang. Dès que se présenterait une vacance, il passerait un petit examen de rien du tout, et l'affaire serait entendue : de commissionnaire, il serait devenu monsieur le regis-trateur de collège.
Et voici comment tout avait commencé.
Ce jour mémorable où la colombe blanche était apparue à Anissi, sitôt quittée la maison du gouverneur, le conseiller aulique et lui-même s'étaient rendus à l'étude notariale qui avait enregistré l'acte
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de vente à la perfide signature. Hélas, derrière la porte sur laquelle une plaque de cuivre indiquait " Ivan Karlovitch Moebius ", il n'y avait personne. Madame Kapoustina, épouse d'un conseiller titulaire, à qui appartenait la maison, avait ouvert la porte avec sa clé personnelle et déclaré que monsieur Moebius avait loué le rez-de-chaussée deux semaines plus tôt et avait payé un mois d'avance. Il s'agissait d'un homme sérieux, posé ; il avait fait paraître sur son étude une réclame dans tous les quotidiens et à l'emplacement le plus visible. Il n'avait pas reparu depuis la veille, elle était d'ailleurs la première à s'en étonner.
Fandorine écoutait, hochait la tête, posait de temps à autre de courtes questions. Il ordonna à Anissi de noter la description physique du notaire disparu. " Taille normale, écrivit soigneusement Tioulpanov en faisant grincer son crayon sur le papier. Moustaches, petite barbe taillée en pointe. Cheveux filasse. Pince-nez. Se frotte les mains et ricane en permanence. Poli. Grosse verrue brune sur la joue droite. Age apparent : au moins quarante ans. Galoches en cuir. Pardessus gris avec col châle noir. "
- Inutile de noter ce qui concerne les galoches et le pardessus, dit le conseiller aulique après avoir jeté un coup d'oil dans le carnet d'Anissi. Seulement les caractéristiques physiques.
La porte s'ouvrit sur une étude des plus ordinaires avec, dans la réception, un bureau, un coffre-fort, des étagères encombrées de dossiers. En fait de dossiers, il s'agissait de couvertures vides et, dans le coffre-fort, au beau milieu d'une étagère métallique, était posée une carte à jouer : un valet de pique.
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Eraste Pétrovitch prit la carte, l'examina à la loupe, puis la jeta par terre. En guise d'explication, il dit à Anissi :
- Une carte ordinaire, comme on en vend un peu partout. Sachez, Tioulpanov, que je ne peux pas supporter les cartes, et singulièrement le v-valet de pique, qu'on appelle également Momus. Il me rappelle de fort désagréables souvenirs.
En sortant de l'étude, ils s'étaient rendus au consulat anglais pour y rencontrer lord Pitsbrook. Cette fois, le fils d'Albion était en compagnie d'un traducteur officiel, si bien qu'Anissi put prendre lui-même en note la déposition de la victime.
Le Britannique déclara au conseiller aulique que c'était mister Speier qui lui avait recommandé l'office notarial Moebius comme étant l'un des plus anciens et des plus respectables établissements juridiques de Russie. A l'appui de ses dires, mister Speier avait montré des journaux où, en bonne place, figurait une réclame pour l'étude Moebius. Le lord ne connaissait pas le russe, mais la date de fondation de la firme - mille six cent et quelques - avait produit sur lui l'impression la plus favorable.
Pitsbrook exhiba un des journaux en question, La Gazette de Moscou, que dans sa langue il appelait " Moscow News ". Anissi tendit le cou par-dessus l'épaule de monsieur Fandorine et vit, écrit en gros sur un quart de page :