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Etude notariale MOEBIUS

Enregistrée auprès du ministère de la Justice sous le numéro 1672.

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Etablissement d'actes de vente, testaments, procurations,

garanties hypothécaires, recouvrement

de créances et autres services.

On conduisit le Britannique à la malencontreuse étude. Il raconta dans tous les détails comment, après avoir reçu le papier signé par le " vieux gentleman " (à savoir Son Excellence monsieur le général gouverneur), il s'était rendu là, à l'office. Mister Speier n'était pas venu avec lui, car il ne se sentait pas très bien, mais il lui avait assuré que le directeur de la firme était prévenu et attendait son illustre client étranger. Le lord avait effectivement été reçu très aimablement ; on lui avait offert du thé accompagné de biscuits et un excellent cigare. Les documents avaient été établis très rapidement. Pour ce qui était de l'argent - cent mille roubles -, le notaire l'avait pris en dépôt et placé dans son coffre.

- C'est cela, en dépôt, grommela Eraste Pétrovitch, avant de demander quelque chose à l'Anglais en montrant le coffre-fort.

Ce dernier hocha la tête, entrouvrit la porte métallique et jura entre ses dents.

Le lord ne put rien ajouter d'essentiel au portrait d'Ivan Karlovitch Moebius, mais revint à maintes reprises sur la verrue. Anissi avait même retenu le mot anglais wart.

- Voilà un indice de taille, Votre Haute Noblesse. Une grosse verrue brune sur la joue droite. Cela peut nous permettre de retrouver ce gredin, n'est-ce pas ? osa timidement Tioulpanov.

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La menace du général gouverneur était restée imprimée dans son esprit, et il tenait à démontrer son utilité.

Mais le conseiller aulique n'apprécia guère la contribution d'Anissi à l'enquête. Il dit d'un air distrait :

- Cette histoire de verrue est sans intérêt, Tioul-panov. Il s'agit d'un artifice psychologique. Imiter une verrue ou encore une tache de naissance couvrant la moitié de la joue ne présente aucune difficulté. En général, les témoins ne se rappellent que le signe p-particulier qui saute aux yeux et, par voie de conséquence, accordent moins d'attention aux autres. Occupons-nous plutôt du d-défenseur des jeunes pécheresses, mister Speier. Vous avez noté son portrait ? Montrez-moi. De taille inconnue, puisqu'en fauteuil roulant. Cheveux blond foncé, coupés court aux tempes. Regard doux, bon. Hum... Yeux clairs, semble-t-il. Cela est important, il faudra de nouveau interroger le secrétaire de Sa Haute Excellence. Visage ouvert, agréable. Autrement dit, rien de tangible. Il va falloir déranger Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg. Espérons qu'il sait quelque chose à propos du " petit-fils ", puisque c'est lui qui l'a recommandé au " grand-père " par lettre spéciale.

Eraste Pétrovitch, revêtu de son uniforme, se rendit seul au Loskoutnaïa pour y rencontrer le haut personnage. Il resta longtemps absent et revint le visage sombre. A l'hôtel, on lui avait dit que Son Altesse était partie la veille et avait pris le train pour Varsovie. Or l'illustre passager ne s'était jamais présenté à la gare de Briansk.

Le soir, afin de dresser le bilan de cette longue journée, le conseiller aulique invita Anissi à une réu-

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nion de travail, qu'il appela " analyse opérationnelle ". Pour Tioulpanov, cette procédure était inédite. Plus tard, quand il se fut habitué à ce que la journée se terminât par cette séance d'" analyse ", il prit peu à peu de l'assurance mais, ce premier soir, il resta pour l'essentiel silencieux, par crainte de lâcher une bourde.

- Eh bien, essayons d'y voir plus clair, commença le conseiller aulique. Le notaire Moebius, qui n'est pas plus notaire que vous et moi, est introuvable. Volatilisé. Et d'un. (Le chapelet de jade émit un claquement sonore.) L'invalide bienfaiteur Speier, qui n'est pas le moins du monde bienfaiteur et sans doute pas non plus invalide, est également introuvable. Disparu sans laisser de traces. Et de deux. (Nouveau claquement !) Ce qui est p-particulièrement surprenant, c'est que le duc ait lui aussi disparu de façon incompréhensible, alors que, contrairement au " notaire " et à l'" invalide ", il semble qu'il existe bel et bien. Evidemment, en Allemagne, les petits potentats sont légion, impossible de les avoir tous à l'oeil, mais celui-là était reçu à Moscou avec tous les honneurs, les j-journaux avaient parlé de son arrivée. Et de trois. (Claquement !) En revenant de la gare, je suis passé me renseigner à la rédaction de La Semaine et du Messager russe. Je leur ai demandé comment ils avaient été mis au courant de la prochaine visite de Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg. Il s'avère que les journaux ont obtenu cette information de la manière habituelle, par télégrammes reçus de leurs correspondants à Saint-Pétersbourg. Qu'en pensez-vous, Tioulpanov ?

Anissi, en proie à une suée soudaine tant la tension était forte, dit d'une voix mal assurée :

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- En fait, Votre Haute Noblesse, n'importe qui aurait pu les envoyer, ces télégrammes.

- C'est exactement ce que je pense, approuva le conseiller aulique, au grand soulagement de Tioulpa-nov. Il suffit de connaître l'identité des correspondants à Saint-Pétersbourg et, dès lors, n'importe qui peut envoyer un télégramme n'importe où... Mais, à propos, cessez de m'appeler " Votre Haute Noblesse ", nous ne sommes pas dans l'armée, que diable. Le prénom et le patronyme suffiront, ou bien... ou bien appelez-moi simplement chef, c'est plus court et plus commode. (Pour une raison connue de lui seul1, Fan-dorine eut un sourire triste, puis poursuivit l'" analyse opérationnelle ".) Voyons ce que cela nous donne. Un individu astucieux, après avoir simplement relevé les noms de quelques correspondants -pour cela, il n'a eu qu'à feuilleter les journaux-, adresse un télégramme aux rédactions les informant de l'arrivée d'un Fùrst allemand, et tout s'enchaîne naturellement. Les reporters accueillent " Son Altesse " à la gare, La Pensée russe publie un entretien dans lequel le respectable hôte fait part de réflexions très audacieuses concernant la question des Balkans, prend résolument ses distances avec la politique conduite par Bismarck, et c'est tout : Moscou est conquise, nos patriotes accueillent le duc à bras ouverts. Ah, la presse ! Comme nous avons tort, en Russie, de sous-estimer sa force réelle... Eh bien, Tioulpanov, si nous passions aux conclusions ?

Le conseiller aulique, autrement dit le " chef ", marqua une pause, et Anissi craignit que ce ne soit à lui de tirer les conclusions. Or dans l'esprit du mal-

1. Voir Azazel.

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heureux commissionnaire régnait le plus épais brouillard.

Mais non, monsieur Fandorine se passa de la collaboration d'Anissi. Il se mit à arpenter le bureau d'un pas énergique, fit claquer son chapelet, puis croisa les mains dans son dos.

- Nous ignorons la composition de la bande appelée Valet de Pique. Ses membres sont au moins au nombre de trois : " Speier ", le " notaire " et le " duc ". Et d'un. Ils ont un culot monstre, sont extrêmement ingénieux et incroyablement sûrs d'eux. Et de deux. Ils ne laissent aucune trace derrière eux. Et de t-trois... (Après un court silence, doucement, d'un ton qu'on eût pu qualifier de patelin, Eraste Pétro-vitch termina :) Mais nous avons tout de même quelques débuts de pistes, et de quatre.

- Vraiment ? fit Anissi, sortant brusquement de l'abattement dans lequel l'avait plongé la perspective d'un tout autre dénouement, du genre " il n'y a plus d'espoir, Tioulpanov, retourne donc à ton travail de commissionnaire ".

- Je pense que oui. Les Valets sont f-fermement convaincus de leur impunité, ce qui veut dire qu'ils vont probablement recommencer leurs petites plaisanteries. Et d'un. Il ne faut pas oublier qu'avant ce qui vient de se passer avec lord Pitsbrook, ils ont réussi deux affaires extrêmement audacieuses. Les deux fois avec un profit non négligeable, et les deux fois en ayant le toupet de laisser leur carte de visite. Mais l'idée de quitter Moscou avec leur considérable butin ne les a même pas effleurés. Autre chose... Vous voulez un cigare ?