D'une chiquenaude, le conseiller aulique ouvrit le petit coffret d'ébène posé sur la table.
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Anissi, quoiqu'il ne fît pas usage de tabac pour raisons d'économie, ne s'en priva pas cette fois et se servit - ils étaient vraiment trop appétissants, ces jolis petits cigares chocolat avec leur bague rouge et or. Imitant Eraste Pétrovitch, il tira bruyamment sur son cigare pour attiser la flamme et s'apprêta à goûter à un plaisir suprême, uniquement accessible aux riches messieurs. Il avait vu de tels cigares dans la vitrine d'un magasin de denrées coloniales - à un rouble et demi pièce.
- Point suivant, reprit Fandorine. Les Valets recourent toujours aux mêmes méthodes. Et de deux. Que ce soit dans l'affaire du " duc " ou dans l'épisode du " notaire ", ils ont misé sur la confiance qu'ont les gens dans une parole dès l'instant qu'elle est imprimée. Pour ce qui est du lord, p-passe encore. Les Anglais, on le sait, sont habitués à croire tout ce que raconte leur Times. Quant à nos journaux, ils tiennent le pompon : ils ont informé les Moscovites de l'arrivée de " Son Altesse ", ont fait du tapage, ont tourné la tête à toute la ville... Tioul-panov, on n'avale pas la fumée d'un cigare !
Trop tard. Après s'y être soigneusement préparé, Anissi venait d'aspirer une grande bouffée de fumée âpre qui lui picotait le palais. Puis le jour s'obscurcit, ce fut comme si une râpe lui déchirait les intérieurs, et le pauvre Tioulpanov se plia en deux, toussant, suffoquant, sentant sa mort imminente.
Après avoir ramené son assistant à la vie (au moyen d'une carafe d'eau et de quelques tapes énergiques sur son maigre dos), Fandorine résuma brièvement :
- Notre tâche : ouvrir l'oil et le bon.
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Et voilà déjà une semaine que Tioulpanov ouvrait l'oil. Le matin, en route pour son enviable travail, il achetait la collection complète des journaux de la ville. Il y soulignait tout ce qui paraissait curieux ou inhabituel puis, au cours du déjeuner, il en référait au " chef ".
Le déjeuner en tant que tel mérite qu'on s'y arrête. Lorsque la comtesse était de bonne humeur et venait à table, on servait une nourriture raffinée composée de plats provenant du restaurant français Ertel : chaud-froid de bécasse aux truffes, salade romaine, macédoine en melon et autres merveilles culinaires dont Anissi n'avait même jamais entendu parler auparavant. En revanche, si Addi restait depuis le matin dans son boudoir à broyer du noir ou partait se changer les idées en allant courir les magasins de mode et les parfumeries, Massa prenait le pouvoir dans la salle à manger, et c'était alors une autre paire de manches. D'une boutique sino-japonaise, le valet de chambre de Fandorine rapportait du riz blanc insipide, du radis mariné, des algues qui craquaient sous la dent et ressemblaient à du papier, et du poisson frit au goût sucré. Le conseiller aulique mangeait toutes ces horreurs avec une délectation manifeste. A Anissi, Massa servait du thé, un petit pain frais et du saucisson. A dire vrai, Tioulpanov préférait de loin ces repas-là car, en présence de la capricieuse beauté, il se sentait mal à l'aise et n'était de toute façon pas en situation d'apprécier à leur juste valeur les délices qu'on lui servait.
Eraste Pétrovitch écoutait attentivement les résultats des investigations matinales de Tioulpanov. Il en rejetait la plus grande partie et prenait note du
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reste. L'après-midi, ils partaient chacun de son côté pour procéder aux vérifications : Anissi s'occupait des annonces suspectes, le chef, des hauts personnages qui arrivaient à Moscou (il faisait mine de leur rendre visite afin de leur souhaiter la bienvenue de la part du général gouverneur, mais, en réalité, il s'assurait simplement qu'il ne s'agissait pas d'imposteurs).
Pour l'instant, tout cela avait été en pure perte, mais Anissi gardait courage. Ah, si seulement il pouvait travailler comme ça éternellement !
Ce matin-là, Sonia ayant mal au ventre - sans doute avait-elle de nouveau mâchonné de la chaux prise dans le poêle -, Tioulpanov n'avait pas eu le temps de prendre un petit déjeuner. Chez le chef, on ne lui avait pas non plus servi de café - " goulon-der ", avait annoncé Massa. Anissi était bien tranquillement assis dans le bureau à parcourir les journaux quand soudain, comme par un fait exprès, une publicité pour de la nourriture lui sauta aux yeux.
" Chez Safatov, rue Sretenka, arrivage de viande salée, dite "entrecôte", d'une qualité exceptionnelle, lut-il inutilement. 16 kopecks la livre, viande sans os, peut remplacer le meilleur jambon. "
Bref, il eut bien du mal à tenir jusqu'au déjeuner. Là, tout en dévorant son petit pain, il rendit compte à Eraste Pétrovitch de sa pêche du jour.
Les personnalités nouvellement arrivées ce 11 février 1886 n'étaient pas nombreuses: cinq généraux, sept hauts fonctionnaires ayant rang de général. Eraste Pétrovitch nota d'aller rendre visite à deux d'entre eux : le chef des services de l'inten-
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dance de la marine de guerre, le contre-amiral von Bombe, et le conseiller privé Svinine, directeur du Trésor.
Puis Tioulpanov passa à plus intéressant : les annonces sortant de l'ordinaire.
- Sur décision du conseil municipal, lut-il tout haut avec des pauses expressives, tous les commerçants possédant des boutiques dans le marché qui longe la place Rouge sont invités à l'assemblée constitutive d'une société par actions ayant pour objectif la construction, en lieu et place de l'actuel marché, d'un emporium à coupole de verre.
- Et alors, qu'est-ce qui vous semble s-suspect ? demanda Fandorine.
- C'est idiot, pourquoi un magasin aurait-il besoin d'une coupole en verre ? fit fort justement remarquer Anissi. Et en plus, chef, vous m'avez demandé de prêter attention à toutes les annonces qui invitent à verser de l'argent, or ici il est question d'une société par actions. Ne serait-ce pas une affaire louche ?
- Il n'y a rien de louche ici, fit le conseiller auli-que, refrénant les ardeurs de son assistant. La Douma municipale a effectivement pris la décision de raser le marché de la place Rouge et de le remplacer par une t-triple galerie couverte dans le style russe. Ensuite.
Sa remarque étant repoussée, Tioulpanov mit de côté Le Bulletin municipal de Moscou et prit La Parole russe.
- TOURNOI D'ÉCHECS. Aujourd'hui, à deux heures de l'après-midi, dans les locaux de la Société moscovite des amateurs d'échecs, aura lieu un tournoi d'échecs au cours duquel M. I. Tchigorine sera
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opposé à dix partenaires. M. Tchigorine jouera à l'aveugle1, sans regarder l'échiquier et sans noter les coups. Enjeu de chaque partie : 100 roubles. Billet d'entrée : 2 roubles. Avis aux amateurs.
- Sans regarder l'échiquier ? s'étonna Eraste Pétrovitch avant de noter quelque chose dans son carnet. D'accord. Je vais y aller et jouer.
Encouragé, Anissi reprit sa lecture, passant cette fois au Bulletin de la police municipale :
- LOTERIE IMMOBILIÈRE SANS PRÉCÉDENT. La société évangélique internationale " Les Larmes de Jésus " organise pour la première fois à Moscou une LOTERIE DE BIENFAISANCE À TIRAGE IMMÉDIAT au profit de la construction d'une chapelle du Saint-Suaire à Jérusalem. PRIX D'UNE VALEUR EXCEPTIONNELLE offerts par des donateurs de l'Europe entière : hôtels particuliers, maisons de rapport, villas dans les endroits les plus recherchés du continent. LES GAINS SONT VÉRIFIÉS SUR PLACE ! ! ! Prix du billet simple : 25 roubles. Dépêchez-vous, la loterie séjournera UNE SEULE SEMAINE à Moscou, avant de se transférer à Saint-Pétersbourg.
Eraste Pétrovitch demanda :
- Loterie à tirage immédiat ? Voilà une riche idée. Cela va plaire au public. Connaître les résultats immédiatement, sans avoir à attendre indéfiniment le tirage. Curieux. Et ça ne ressemble pas à une escroquerie. Utiliser le Bulletin de la police p-pour monter une attrape est par trop osé. Quoique l'on puisse s'attendre à tout des Valets... Faites-y donc tout de même un saut, Tioulpanov. Tenez, voici