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Fandorine exposa brièvement l'essentiel de sa conversation avec Hippolyte et montra la lettre. Brilling l'écouta avec la plus vive attention, lui fit préciser quelques points, puis se tut en regardant fixement

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par la fenêtre. La pause se prolongea une bonne minute. Eraste Pétrovitch resta assis en silence, craignant de gêner le processus de raisonnement de son chef, bien que lui-même eût ses propres réflexions.

- Je suis très content de vous, Fandorine, finit par prononcer le chef, revenant à la vie. Vous avez fait preuve d'une brillante efficacité. Premièrement, il apparaît absolument évident que Zourov n'est pas impliqué dans le crime et qu'il n'a aucun soupçon quant à la nature de votre activité. Dans le cas contraire, vous aurait-il donné l'adresse d'Amalia ? Cela nous débarrasse de l'hypothèse numéro trois. Deuxièmement, vous avez fortement progressé sur l'hypothèse Béjetskaïa. Nous savons maintenant où chercher cette dame. Bravo. J'ai l'intention d'affecter tous les agents ainsi libérés, y compris vous, à l'hypothèse quatre, laquelle me paraît essentielle.

Brilling pointa son doigt en direction du tableau, où, au centre du quatrième rond, était inscrit O N en lettres blanches.

- Comment cela ? s'émut Fandorine. Sauf votre respect, chef...

- Cette nuit, il m'a été donné de suivre une piste tout à fait captivante qui conduit à une datcha des environs de Moscou, déclara Ivan Frantsévitch avec une satisfaction non dissimulée (voilà qui expliquait les bottes crottées). Des révolutionnaires s'y réunissent - individus extrêmement dangereux de surcroît. Il semble que le fil s'allonge pour mener jusqu'à Akh-tyrtsev. Nous avons du travail. Et pour cela, j'ai besoin de tous mes hommes. Quant à l'hypothèse Béjetskaïa, elle n'offre selon moi aucune perspective. En tout cas, cela ne présente aucun caractère d'urgence. Nous allons adresser une requête aux Anglais

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par les voies diplomatiques en leur demandant de retenir cette miss Olsen jusqu'à ce que les choses soient clarifiées, et voilà tout.

- Mais c'est justement ce qu'il ne faut faire sous aucun prétexte ! s'écria Fandorine avec une telle véhémence qu'Ivan Frantsévitch en resta pantois.

- Et pourquoi donc ?

- Ne voyez-vous donc pas que, dans cette affaire, tout converge vers un même point ? (Eraste Pétrovitch se mit à parler à toute vitesse de peur d'être interrompu.) Pour les nihilistes, je ne sais pas, c'est très possible, et je comprends toute l'importance de la chose, mais cela aussi est important et c'est aussi une affaire d'Etat ! Regardez bien, Ivan Frantsévitch, à quel tableau on aboutit. Béjetskaïa est partie se cacher à Londres - et de un, commença à énumérer Fandorine sans se rendre compte qu'il empruntait à son chef sa manière de s'exprimer. Son majordome est anglais, un personnage des plus suspects, du genre qui vous égorge sans sourciller - et de deux. L'homme aux yeux pâles qui a tué Akhtyrtsev parlait avec un accent et avait par ailleurs le type anglais - et de trois. Maintenant, quatre : lady Esther, bien entendu, est un être d'une exceptionnelle noblesse de cour, mais elle est aussi anglaise, et, quoi que vous en disiez, c'est tout de même à elle que revient l'héritage de Kokorine ! Il est évident que Béjetskaïa a volontairement incité ses soupirants à établir un testament en faveur de l'Anglaise.

- Stop, stop, fit Brilling avec une moue. Vous penchez en faveur de quoi, exactement ? Une affaire d'espionnage ?

- Mais enfin, c'est évident ! répondit Eraste Pétrovitch en levant les bras au ciel. Les machina-

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tions des Anglais. Vous savez vous-même quelles sont actuellement nos relations avec l'Angleterre. Je ne dirai rien de lady Esther, sans doute ignore-t-elle tout du début à la fin, mais certains peuvent utiliser son institution comme couverture, comme cheval de Troie pour pénétrer en Russie !

- Ben voyons, fit le chef avec un sourire ironique. La reine Victoria et monsieur Disraeli n'ont pas assez de l'or d'Afrique et des diamants de l'Inde, il leur faut encore la fabrique de drap de Pétroucha Kokorine et les trois mille déciatines du petit Nicolas Akhtyrtsev.

A ce point de la discussion, Fandorine sortit son atout maître :

- Il ne s'agit pas de fabrique ni même d'argent ! Vous vous rappelez la description de leurs biens ? Moi non plus je n'y ai pas immédiatement prêté attention ! Entre autres entreprises, Kokorine possédait un chantier naval à Libau, lequel reçoit des commandes militaires - j'ai vérifié.

- Quand avez-vous donc trouvé le temps de le faire ?

- En vous attendant. J'ai interrogé le ministère de la Marine militaire par télégraphe. Eux aussi ont un service de nuit.

- Bien, bien. Et quoi d'autre ?

- Il y a d'autre qu'en plus de ses milliers de déciatines, ses maisons et ses capitaux, Akhtyrtsev possédait aussi un gisement de pétrole à Bakou, hérité de sa tante. Et à ce propos, j'ai lu dans les journaux que les Anglais rêvaient d'accéder en douce au pétrole de la Caspienne. Or là, ils n'ont qu'à se servir - et en toute légalité ! La chose était bien pensée, impossible de perdre : chantier naval ou pétrole, dans un cas comme dans l'autre les Anglais obtenaient quelque

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chose. Vous faites comme vous voulez, Ivan Frantsé-vitch, s'enflamma Fandorine, mais, pour ma part, je ne laisserai pas les choses en l'état. Je remplirai toutes vos missions et, après le service, je creuserai mon idée. Et je trouverai !

Le chef se mit de nouveau à regarder fixement par la fenêtre et se tut plus longuement que la fois précédente. Eraste Pétrovitch était sur le point d'exploser, mais il parvint à maîtriser ses nerfs.

Finalement, Brilling soupira et dit, lentement, avec hésitation, comme s'il continuait à réfléchir tout en parlant :

- Tout cela n'est sans doute que pures élucubra-tions. Edgar Poe, Eugène Sue. Simples coïncidences. Cependant, vous avez raison sur un point : nous ne devons pas nous adresser aux Anglais... Non plus qu'à notre représentant au sein de l'ambassade à Londres. Si vous vous trompez - et vous vous trompez vraisemblablement -, nous allons passer pour des imbéciles. Et en supposant que vous ayez raison, l'ambassade de toute façon ne pourra rien faire - les Anglais cacheront Béjetskaïa ou bien inventeront quelque chose... En plus, nos gens de l'ambassade ont les mains liées - ils sont trop exposés... C'est décidé ! conclut Ivan Frantsévitch en frappant énergique-ment du poing. Evidemment, Fandorine, vous m'auriez été utile ici, mais, comme dit le bon peuple, on n'obtient rien de bon par la force. J'ai lu votre dossier personnel, je sais que vous possédez non seulement le français et l'allemand mais aussi l'anglais. Allez à Londres retrouver votre femme fatale, et que Dieu vous protège ! Je ne vous donne aucune instruction particulière, je me fie à votre intuition. Je vais vous affecter un fonctionnaire de l'ambassade, un

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certain Pyjov. Officiellement, c'est un modeste secrétaire dans votre genre, mais il a d'autres fonctions. Au ministère des Affaires étrangères, il a le titre de secrétaire de gouvernement, mais au sein de nos services, il occupe un autre rang, bien plus élevé. C'est un monsieur aux talents multiples. Dès votre arrivée, présentez-vous à lui. Il est extrêmement débrouillard. De toute manière, je suis certain que ce voyage est en pure perte. Mais, après tout, vous avez mérité le droit à l'erreur. Observez l'Europe, gobergez-vous aux frais de la princesse. Quoiqu'il semble que vous disposiez de vos propres moyens, désormais, n'est-ce pas ? dit le chef en regardant du coin de l'oil le paquet posé sur la table.