- Mais non, qu'allez-vous donc chercher là ? Un sergent de ville est posté devant la porte, avec son ceinturon et son sabre. Il fait le salut militaire et
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témoigne un grand respect à chacun. A l'intérieur, quand on entre, se trouve un bureau derrière lequel est assise une demoiselle simple et charmante avec un pince-nez, toute vêtue de noir avec un fichu blanc et une petite croix sur la poitrine. Une religieuse, une novice ou peut-être simplement une bénévole - avec ces étrangers, on a du mal à s'y retrouver. Elle reçoit le don et vous invite à faire tourner le tambour. Elle parle très correctement notre langue, avec seulement un léger accent. C'est vous-même qui faites tourner l'appareil, c'est vous qui tirez le billet, tout est parfaitement honnête. Le tambour est en verre et, à l'intérieur, se trouvent des petits cartons roulés : des bleus à vingt-cinq roubles et des rosés à cinquante roubles - ceux-là pour les gens qui veulent donner plus. J'avoue qu'en ma présence personne n'a pris de rosé. On ouvre le billet sur-le-champ, devant tout le monde. Si on n'a pas eu de chance, il est écrit : " Dieu vous bénisse. " Tenez. (Anissi montra un joli billet bleu écrit en caractères gothiques.) En revanche, celui qui gagne est invité à passer derrière une cloison. Là, on a dressé une table à laquelle est assis le président de la loterie, un homme d'un certain âge et de belle prestance, un ecclésiastique. Il établit les actes officiels relatifs au prix gagné. Celui qui a perdu est chaudement remercié par la demoiselle, qui lui accroche une jolie petite rosé à la poitrine en signe de remerciement pour son geste charitable.
Anissi sortit de sa poche la petite rosé qu'il avait soigneusement gardée. Il pensait la rapporter à Sonia pour lui faire plaisir.
Eraste Pétrovitch examina la rosé avec attention et alla même jusqu'à la humer.
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- Cela sent Violette de Parme, fit-il remarquer. Un p-parfum de grand prix. Très simple, la demoiselle, disiez-vous ?
- Tout à fait charmante, confirma Tioulpanov. Avec un petit sourire timide.
- Je vois, je vois. Et donc, il y a des gens qui gagnent ?
- Et comment ! fit Anissi, tout excité. Alors que j'étais encore à attendre dans l'escalier, un heureux gagnant est sorti, un professeur apparemment. Il était tout rouge et agitait un papier avec des tampons : il avait gagné une propriété en Bohême. Cinq cents hectares ! Et le matin, paraît-il, une dame avait gagné une maison de rapport à Paris. Un immeuble de six étages ! Vous parlez d'une chance ! A ce qu'on dit, elle a eu un malaise, il a fallu lui faire respirer des sels. Et après ce professeur qui a gagné la propriété, beaucoup se sont mis à prendre les billets par deux ou même par trois. Pour des prix pareils, vingt-cinq roubles, ça vaut le coup ! Je n'avais pas d'argent à moi, sinon j'aurais aussi tenté ma chance.
Anissi, les yeux plissés, fixa rêveusement le plafond, s'imaginant en train de dérouler un billet et d'y voir écrit... Quoi, par exemple ? Eh bien, disons un château sur les bords du lac de Genève (il avait vu ce célèbre lac sur une image, et qu'est-ce que c'était beau !).
- Six étages ? demanda le conseiller aulique à contretemps. A Paris ? Et une propriété en Bohême ? Voyez-vous ça ! Vous savez quoi, Tioulpanov, nous allons nous y rendre ensemble, je veux moi aussi y jouer, à votre loterie. Vous croyez que nous avons le temps avant la fermeture ?
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" Le voilà bien avec son sang-froid et son calme olympien. Et lui qui disait que la passion du jeu lui était étrangère. "
Ils arrivèrent juste à temps. Dans l'escalier, la file d'attente n'avait pas diminué. La loterie fonctionnait jusqu'à cinq heures et demie, et cinq heures avaient déjà sonné. Les gens s'énervaient. Fando-rine gravit lentement les marches et, à la porte, déclara d'un ton poli :
- Si vous le permettez, messieurs, je veux seulement regarder, comme ça, p-par curiosité.
Et qu'est-ce que vous croyez ? On le laissa entrer sans protester. " Moi, il est probable qu'on m'aurait envoyé promener, pensa Anissi, plein d'admiration, mais avec un type comme lui, ça ne viendrait à l'idée de personne. "
Le sergent de ville posté à la porte, un gaillard à l'air sérieux et à la fière moustache rousse, en pointe, fit le salut militaire en portant la main à sa chapka d'astrakan. Eraste Pétrovitch traversa la vaste salle, divisée en deux par un comptoir. Anissi, ayant eu précédemment tout loisir d'examiner la façon dont était disposée la loterie, braqua aussitôt ses regards envieux sur le tambour qui tournait, lançant de temps à autre des coups d'oil à la mignonne demoiselle, laquelle était justement en train d'accrocher une petite fleur au revers d'un étudiant à l'air peiné, tout en le réconfortant par quelque parole.
Le conseiller aulique étudia le tambour sous toutes les coutures puis porta son attention sur le président, un homme au visage glabre et à l'air digne, vêtu d'une tunique à col montant blanc. Le président s'ennuyait de façon évidente et il eut même un
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bâillement qu'il dissimula délicatement derrière sa main.
Tapotant d'un doigt ganté de blanc un écriteau indiquant LES PERSONNES DÉSIRANT ACQUÉRIR UN BILLET ROSE SONT DISPENSÉES DE FAIRE LA QUEUE, Eraste Pétrovitch demanda :
- Mademoiselle, serait-il possible d'avoir un billet rosé ?
- Oh oui, bien sûr, monsieur est un vrai chrétien. La demoiselle gratifia le généreux donateur d'un
sourire radieux, remit en place une mèche dorée échappée de son fichu et prit des mains de Fando-rine un billet de cinquante roubles aux couleurs chatoyantes.
Retenant son souffle, Anissi regarda le chef qui, d'un geste négligent, avec deux doigts, tirait du tambour le premier billet rosé qui se présentait, puis le déroulait.
- Est-il possible que vous n'ayez rien ? fit la demoiselle, désolée. Pourtant j'étais vraiment persuadée que vous alliez gagner ! Le dernier monsieur qui a pris un billet rosé s'est vu attribuer un authentique palais à Venise ! Avec son quai privé pour les gondoles et une entrée pour les calèches ! Peut-être, monsieur, tenterez-vous votre chance une nouvelle fois ?
- Même une entrée pour les calèches, voyez-vous ça ! dit Fandorine en faisant claquer sa langue et en examinant l'image figurant sur le billet : un ange ailé les mains pieusement jointes et recouvertes d'un bout de tissu, apparemment censé représenter le saint suaire.
Eraste Pétrovitch se tourna vers le public, souleva respectueusement son haut-de-forme et, d'une voix forte et résolue, déclara :
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- Mesdames et messieurs, je suis Eraste Pétro-vitch Fandorine, fonctionnaire pour les missions spéciales auprès de Son Excellence le général gouverneur. La présente loterie est mise sous contrôle de la loi pour suspicion d'escroquerie. Sergent, veuillez faire immédiatement évacuer les lieux et ne plus laisser entrer personne.
- A vos ordres, Votre Haute Noblesse ! vociféra le policier à la moustache rousse sans songer un instant à mettre en doute l'autorité de l'énergique fonctionnaire.
Le sergent de ville se révéla être un gars expéditif. Il se mit à agiter les mains comme pour chasser un troupeau d'oies et eut vite fait de renvoyer vers la sortie la foule houleuse des clients. A peine avait-il prononcé d'une voix sourde " S'il vous plaît, s'il vous plaît, vous voyez bien qu'il y a un problème " que l'endroit était déjà évacué et que le gardien de l'ordre s'était remis au garde-à-vous à l'entrée, prêt à exécuter l'instruction suivante.
Le conseiller aulique hocha la tête d'un air satisfait et se tourna vers Anissi, qui, face à la tournure inattendue prise par les événements, s'était immobilisé, la mâchoire pendante.
Le monsieur d'un certain âge - un pasteur ou un curé, allez savoir - paraissait lui aussi complètement déboussolé : il s'était levé et restait figé derrière le comptoir, l'air ahuri.
La timide jeune fille, en revanche, se conduisit de façon pour le moins étonnante.