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Momus arracha une papillote, tira une boucle de devant jusqu'à ses yeux : le roux avait pratiquement disparu. Encore un lavage et ce serait parfait. Dommage, à cause des fréquentes colorations, ses cheveux devenaient décolorés et fourchus. Rien à faire, c'étaient les inconvénients du métier.

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La porte émit un nouveau grincement, et Mimi prononça d'un seul jet :

- Chaton, ne te fâche pas. On t'apporte ce que tu as demandé.

Momus dressa l'oreille.

- Qui ça ? Sliounkov ?

- Je ne sais pas, un type affreux avec une drôle de mèche sur le crâne. Tu sais, celui que tu as plumé à la préférence, le jour de Noël.

- Dis-lui de venir !

La première chose que faisait Momus lorsqu'il s'apprêtait à conquérir un nouveau territoire était de s'assurer le concours de gens utiles. C'était comme à la chasse. Une fois arrivé dans un coin giboyeux, il fallait regarder autour de soi, explorer les petits sentiers, repérer les abris confortables, étudier les habitudes de l'animal. Eh bien, de la même façon, à Moscou, Momus avait ses informateurs dans différents lieux stratégiques. Prenez Sliounkov, par exemple. Il travaillait comme simple employé aux écritures à la section secrète de la chancellerie du gouverneur, et pourtant il était d'une aide précieuse. Déjà, dans l'histoire avec l'Anglais, il s'était montré très utile, et maintenant voilà qu'il tombait à pic. Circonvenir le modeste scribouillard avait été un jeu d'enfant : perdant aux cartes, Sliounkov avait dû signer pour trois mille cinq cents roubles de reconnaissance de dette, si bien que maintenant il suait sang et eau pour récupérer ses billets.

Tenue léchée et pieds plats, l'homme entra dans la pièce, un dossier sous le bras. Il se mit à parler tout bas en se retournant sans cesse vers la porte :

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- Antoine Bonifaciévitch (il connaissait Momus comme étant citoyen français), c'est un coup à se faire expédier au bagne. Pour l'amour du ciel, faites vite, ne causez pas ma perte. Je suis mort de frousse !

Sans dire un mot, Momus lui fit signe de poser le dossier sur la table et, toujours silencieux, lui ordonna d'un geste de sortir et d'attendre derrière la porte.

Le dossier portait l'intitulé suivant :

Fonctionnaire pour les missions spéciales ERASTE PÉTROVITCH FANDORINE

En haut à gauche figurait un tampon :

Cabinet du général gouverneur de Moscou. Affaires secrètes

Et en plus était ajouté à la main : Strictement confidentiel.

A l'intérieur de la couverture cartonnée était collée la liste des documents contenus dans le dossier :

Etats de service Appréciations confidentielles Informations à caractère personnel

" Eh bien, voyons qui est ce Fandorine qui nous cherche des noises. "

Une demi-heure plus tard, le gratte-papier repartait sur la pointe des pieds avec son dossier secret et sa dette allégée de cinq cents roubles. Pour un pareil

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service, ce Judas aurait mérité de récupérer tous ses billets à ordre, mais il pouvait encore servir.

Momus se mit à arpenter le bureau, l'air songeur, jouant distraitement avec le gland de sa ceinture de robe de chambre. Voyez-moi ça ! L'homme qui déjoue les complots, le grand maître des enquêtes secrètes... Il a autant de médailles et de décorations qu'une bouteille de Champagne. Chevalier des Ordres des Chrysanthèmes, rien que ça ! Il s'est distingué en Turquie et au Japon, a voyagé en Europe pour des missions spéciales. Bref, un type sérieux.

Que disait-on de lui ? " Capacités exceptionnelles dans la conduite d'affaires délicates et secrètes, en particulier d'affaires nécessitant un grand esprit de déduction. " Hum. " II serait intéressant de savoir par quel cheminement monsieur le conseiller auli-que a, dès le premier jour de la loterie, conclu à une arnaque. Mais peu importe, nous verrons bien qui de nous deux va coincer l'autre ", menaça Momus, s'adressant à son adversaire invisible.

Toutefois il ne fallait pas se fier aux seuls documents officiels, fussent-ils cent fois secrets. Il convenait de compléter les informations concernant monsieur Fandorine, de les compléter et de leur " donner vie ".

Cette dernière tâche prit encore trois jours.

Durant ce délai, Momus mena toute une série d'actions.

Se métamorphosant en laquais cherchant du travail, il se lia d'amitié avec Prokop Kouzmitch, le concierge de la demeure dont Fandorine occupait une annexe. Ensemble, ils vidèrent quelques verres

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de vodka accompagnés de champignons marines, bavardèrent de choses et d'autres.

Il alla au théâtre, observa la loge où avaient pris place le fonctionnaire des missions spéciales et sa dame de cour. Epouse du comte Opraksine, un chambellan de Saint-Pétersbourg, elle avait déserté le foyer conjugal. Il n'avait pas regardé la scène où, comme par un fait exprès, on jouait une comédie de monsieur Nikolaiev intitulée Mission spéciale, mais exclusivement le conseiller aulique et sa dulcinée. Ses jumelles Zeiss, apparemment de théâtre mais qui en fait grossissaient dix fois, lui avaient été d'une grande utilité. La comtesse était certes une beauté, mais pas de son goût. Momus connaissait bien ce genre de femmes et préférait les admirer de loin.

Mimi avait également apporté sa contribution. Sous l'apparence d'une modiste, elle avait fait la connaissance de Natacha, la femme de chambre de la comtesse, à qui elle avait vendu une robe de serge à un prix très avantageux. Elles avaient bu le café, mangé des biscuits, échangé propos de bonnes femmes et commérages.

Au terme du troisième jour, le plan de la riposte était au point. Celle-ci promettait d'être fine, élégante - exactement ce qu'il fallait.

La date de l'attaque avait été fixée au samedi 15 février.

Les opérations se déroulèrent conformément au plan établi. A onze heures moins le quart du matin, lorsqu'on tira les doubles rideaux aux fenêtres de la maison occupée par Fandorine, le fac-

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teur apporta un télégramme urgent destiné à la comtesse Opraksina.

Momus attendait dans une berline, légèrement de biais par rapport à la demeure, et suivait l'heure à sa montre. Derrière les fenêtres de l'annexe, il crut percevoir un mouvement et même des cris de femme. Treize minutes après la remise de la dépêche, monsieur Fandorine et la comtesse sortaient à la hâte de la maison. Derrière, nouant son fichu, trottinait une fille aux joues rosés de paysanne : Natacha, la femme de chambre susmentionnée. Madame Opraksina était en proie à une agitation évidente ; le conseiller aulique lui disait quelque chose pour tenter de la calmer, ce dont la comtesse n'avait manifestement pas le moindre désir. Remarquez, on pouvait la comprendre. Le télégramme reçu disait : " Addi, j'arriverai à Moscou par le train de onze heures et irai directement vous voir. Cela ne peut plus durer. Ou bien vous repartez avec moi ou bien je me tire une balle dans la tête, sous vos yeux. Votre Tony, qui a perdu la tête. "

C'était ainsi, d'après les informations reçues de sa femme de chambre, qu'Ariadna Arkadievna appelait son époux abandonné mais néanmoins légitime, conseiller privé et chambellan, le comte Anton Apol-lonovitch. Il était parfaitement naturel que monsieur Fandorine veuille éviter à la dame une scène déplaisante. Il allait de soi qu'il l'accompagnerait lors de son évacuation, vu qu'Ariadna Arkadievna avait les nerfs à fleur de peau et qu'il faudrait beaucoup de temps pour la consoler.

Quand le traîneau de Fandorine, reconnaissable entre tous avec son épaisse couverture en peau de grizzli, eut disparu au coin de la rue, Momus termina

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tranquillement son cigare, vérifia son déguisement dans le miroir et, à onze heures vingt précises, bondit hors de la voiture. Il portait un uniforme de chambellan avec ruban, étoile, épée et, sur la tête, un tricorne à plumage. Pour un homme qui venait de descendre du train, un tel accoutrement était bien sûr étrange, mais il fallait impressionner le serviteur asiatique. L'important était de frapper vite et fort. Sans lui laisser le temps de se ressaisir.