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Momus franchit résolument le portail, traversa la cour d'un pas rapide et se mit à tambouriner à la porte de l'annexe, bien qu'il vît parfaitement la sonnette.

Ce fut le valet de chambre de Fandorine qui ouvrit. Citoyen japonais, dénommé Massa, dévoué corps et âme à son maître. Ces renseignements, ainsi que la lecture attentive faite la veille de l'ouvrage de monsieur Gochkevitch sur les mours et coutumes japonaises, avaient aidé Momus à définir sa ligne de conduite.

- Ah, ah, monsieur Fandorine ! brailla Momus à l'Asiate court sur pattes, tout en roulant des yeux furieux. Ravisseur des femmes d'autrui ! Où est-elle ? Où est mon Addi adorée ? Qu'avez-vous fait d'elle ? !

A en croire monsieur Gochkevitch (et pourquoi douterait-on de ce respectable savant ?), rien n'est pis, pour un Japonais, que la honte et le scandale public. Par ailleurs, chez les fils du mikado, le sentiment de responsabilité envers le suzerain est très développé ; or, pour cette face de lune, le conseiller aulique était un suzerain.

Le valet de chambre s'alarma effectivement. Il se courba jusqu'à la ceinture et bredouilla :

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- Excusez, excusez. Je êtle coupable. Moi avoil volé femme, pas possible lendle.

Momus ne saisit pas grand-chose au charabia de l'Asiate, mais un point était clair : comme il convenait à un vassal japonais, le valet de chambre était prêt à prendre sur lui la faute de son maître.

- Tuez-moi, je êtle coupable, insista le fidèle serviteur.

Il recula vers l'intérieur de la maison en faisant signe au redoutable visiteur de le suivre.

C'est ça, il ne veut pas que les voisins entendent, devina Momus. Mais après tout, cela s'accordait parfaitement avec ses plans personnels.

Entrant dans le vestibule, Momus joua celui qui, après y avoir mieux regardé, vient de mesurer sa bévue.

- Mais vous n'êtes pas Fandorine ! Où est-il ? Et où se trouve ma bien-aimée ?

Le Japonais recula jusqu'à la porte du salon, sans cesser ses courbettes. Comprenant qu'il n'arriverait pas à se faire passer pour son maître, il se redressa, croisa les mains sur sa poitrine et dit en détachant bien chaque mot :

- Monsieur pas ici. Palti. Tout à fait.

- Tu mens, misérable, dit Momus d'une voix gémissante avant de se ruer en avant, repoussant le vassal de Fandorine.

Dans le salon, l'air apeuré et la tête enfoncée dans les épaules, était assis un gringalet en redingote usée, au visage boutonneux et aux oreilles en feuilles de chou. Sa présence ne fut pas une surprise pour Momus. Nom : Anissi Tioulpanov, petit employé de la Direction de la gendarmerie. Il venait ici tous les matins et était présent à la loterie.

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- Ah, ah, prononça Momus d'un ton féroce. Vous voilà donc, monsieur le débauché.

Le boutonneux se leva d'un bond, avala convulsivement sa salive et balbutia :

- Votre Alt... Votre Excellence... En fait, je... Tiens donc, déduisit Momus, le gamin est au

courant des affaires personnelles de son patron, il a tout de suite compris qui venait lui rendre visite.

- Comment, mais comment l'avez-vous attirée ? gémit Momus. Mon Dieu, Addi !!! cria-t-il à tue-tête en promenant ses regards autour de lui. Avec quoi cet avorton a-t-il pu te séduire ?

Au mot d'" avorton ", le gringalet devint tout rouge et se renfrogna, si bien qu'il fallut changer de tactique en cours de route.

- Aurais-tu succombé à ce regard pervers et à ces lèvres sensuelles ? hurla Momus, s'adressant à une Addi invisible. Ce satyre lubrique, ce " chevalier des Chrysanthèmes ", c'est uniquement ton corps qui l'intéresse, alors que c'est ton âme que je chéris ! Où es-tu ?

Le blanc-bec se redressa.

- Monsieur, Votre Excellence... Un pur hasard a voulu que je sois au courant de certaines circonstances délicates de cette histoire. Je ne suis nullement Eraste Pétrovitch Fandorine, comme vous semblez le croire. Sa Haute Noblesse n'est pas ici. Ariadna Arkadievna non plus. Si bien que vous n'avez pas lieu de...

- Comment cela, pas ici ? l'interrompit Momus d'une voix teintée de découragement en se laissant choir, sans force, sur une chaise. Mais où est-elle donc, ma petite chatte ?

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La réponse ne venant pas, il s'écria :

- Non, je ne le crois pas ! Je sais pertinemment qu'elle est ici !

Tel un tourbillon, il se répandit à travers la maison en ouvrant les portes à la volée, les unes après les autres. Ce faisant, il ne put s'empêcher de penser : bel intérieur, et arrangé avec goût. Entrant dans la chambre où trônait une coiffeuse encombrée de pots et de flacons de cristal, il s'immobilisa.

- Mon Dieu, mais c'est son coffret ! dit-il dans un sanglot. Et son éventail.

Il enfouit son visage dans ses mains.

- Et moi qui espérais encore, qui continuais de croire qu'il ne pouvait pas en être ainsi...

Le truc suivant était destiné au Japonais, qu'il entendait derrière lui souffler comme un phoque. En principe, ça allait lui plaire.

Momus dégaina son épée et, le visage décomposé, il prononça :

- Non, plutôt la mort. Je ne supporterai pas un tel affront.

Le boutonneux répondant au nom de Tioulpanov poussa un cri d'horreur, alors que, pour sa part, le valet de chambre lançait au mari déshonoré un regard empreint d'un respect non dissimulé.

- Le suicide est un péché mortel, dit le petit fonctionnaire en pressant ses mains sur sa poitrine, l'air très inquiet. Vous y perdrez votre âme et condamnerez Ariadna Arkadievna à une souffrance éternelle. C'est l'amour, Votre Excellence, on n'y peut rien. Il faut pardonner. En bon chrétien.

- Pardonner ? bredouilla le malheureux chambellan, désemparé. En bon chrétien ?

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- Oui ! s'écria avec ferveur le gamin. Je sais que cela est difficile mais, après, vous vous sentirez délivré d'un fardeau, vous verrez !

Momus écrasa une larme d'émotion.

- C'est vrai, il faut pardonner, tout oublier... Qu'on se gausse, qu'on me méprise ! Le mariage est ouvre sacrée. Je vais l'emmener avec moi, ma tendre aimée. Je la sauverai !

Il leva vers le plafond des yeux pleins de piété, le long de ses joues roulèrent de belles et grosses larmes - Momus possédait ce don merveilleux.

Le valet de chambre s'anima brusquement :

- Oui, oui, emmener, emmener à maison, poul toujouls, acquiesça-t-il. Tlès beau, tlès noble. Poul-quoi hala-kiri, pas besoin hala-kiri, pas chlétien !

Momus se tenait debout, les paupières closes, les sourcils froncés comme s'il souffrait. Les deux autres, retenant leur souffle, attendaient de savoir quel sentiment l'emporterait : l'orgueil bafoué ou la grandeur d'âme.

Ce fut la grandeur d'âme qui l'emporta.

Après avoir secoué la tête d'un air résolu, Momus déclara :

- Eh bien, soit. Le Seigneur vient de me préserver d'un péché mortel, dit-il en rengainant son épée et en se signant plusieurs fois avec de grands gestes. Merci à toi, brave homme, d'avoir sauvé une âme chrétienne.

Momus tendit sa main au gringalet, qui, des larmes plein les yeux, la prit dans la sienne et la serra longuement.

Le Japonais demanda fébrilement :

- Emmener madame à maison ? A maison poul toujouls ?

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- Oui, oui, mon ami, acquiesça Momus avec une tristesse empreinte de noblesse. Je suis en carrosse. Portes-y ses affaires, ses robes, ses... ses... colifichets.

Sa voix tremblait, ses épaules étaient secouées de sanglots.

Promptement, comme s'il craignait que l'époux offensé ne change d'avis, le valet de chambre s'empressa de remplir coffres et valises. Le boutonneux, haletant, traînait les bagages dans la cour. Momus fit une nouvelle fois le tour des appartements, admira les estampes japonaises. Certaines, libertines, étaient très amusantes. Il glissa les deux plus piquantes dans son sein, ça amuserait Mimi. Dans le bureau du maître de maison, il prit sur la table un chapelet de jade. En souvenir. A la place, il laissa quelque chose. Egalement en souvenir.