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Les deux larbins - le valet de chambre et le petit fonctionnaire - accompagnèrent le " comte " jusqu'à son carrosse et allèrent même jusqu'à l'aider à monter sur le marchepied. La voiture s'était passablement affaissée sous le poids des bagages d'Addi.

- Allez, fouette ! lança Momus au cocher avec une pointe de mélancolie dans la voix avant de quitter le champ de bataille.

Il tenait entre ses mains le coffret à bijoux de la comtesse et, les unes après les autres, il caressait tendrement les petites pierres qui scintillaient de mille feux. Le butin, soit dit en passant, se révélait tout à fait honnête. L'utile et l'agréable s'étaient mariés de la façon la plus heureuse. A lui seul, le diadème en saphir - celui-là même qu'il avait

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remarqué au théâtre - lui rapporterait dans les trente mille roubles. A moins qu'il ne l'offre à Mimi pour aller avec ses yeux bleus ?

Alors qu'il longeait la rue de Tver, il avait croisé le traîneau bien connu de lui. Le conseiller aulique s'y trouvait seul, sa pelisse ouverte, le visage blême et résolu. Il allait s'expliquer avec le terrible mari. Bravo, c'était courageux de sa part. Seulement voilà, mon cher ami, c'est avec madame Addi que tu vas devoir t'expliquer. Or, d'après les informations dont disposait Momus en plus de son impression personnelle, l'explication ne serait pas des plus faciles. L'addition risque d'être salée, pensa Momus. Ravi de son jeu de mots, pourtant assez médiocre, il éclata d'un gros rire.

" Vous allez apprendre, monsieur Fandorine, ce qu'il en coûte de chercher des noises à Momus. A beau jeu, beau retour ! "

La chasse au petit tétras

Pour débattre de l'affaire " Valet de Pique ", un cercle restreint était réuni : Son Altesse le prince Dolgoroukoï, Frol Grigoriévitch Védichtchev, Eraste Pétrovitch et, telle une petite souris dans son coin, l'humble serviteur de Dieu Anissi.

L'heure était vespérale, sous son abat-jour de soie verte la lampe éclairait uniquement la table de travail du gouverneur et son environnement immédiat, de telle façon que le candidat au titre de registrateur de collège, Anissi Tioulpanov, était invisible, dissimulé dans la douce obscurité qui avait envahi les coins du bureau.

La voix tempérée et sèche du rapporteur était monotone, et Sa Haute Excellence commençait apparemment à somnoler : ses paupières ridées étaient baissées tandis que ses longues moustaches frémissaient au rythme de sa respiration.

L'exposé en arrivait maintenant au plus intéressant : les déductions.

- On p-pourrait raisonnablement supposer, expliquait Fandorine, que la composition de la bande est la suivante : le " duc ", " Speier ", le " notaire ", le

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" sergent de ville ", la fille adepte de la voltige, le " comte Opraksine " et son cocher.

Aux mots de " comte Opraksine ", un coin de la bouche du conseiller aulique se tordit comme sous l'effet d'une douleur, et un silence gêné plana sur le bureau. En fait, observant plus attentivement les présents, Anissi remarqua qu'il était le seul à être vraiment gêné, car, s'ils se taisaient, les autres ne faisaient preuve d'aucune délicatesse : Védichtchev affichait ouvertement un sourire venimeux et Son Altesse, entrouvrant un oil, émit un gloussement expressif.

Pourtant, la soirée de la veille avait été tout sauf drôle. Après la découverte du valet de pique (dans le cabinet de travail, sur le presse-papiers en malachite où précédemment reposait le chapelet de jade), le chef s'était départi de son flegme habituel. S'il est vrai qu'il n'avait fait aucun reproche à Anissi, il avait en revanche agoni son valet de chambre en japonais. Le pauvre Massa était si profondément chagriné qu'il avait menacé d'en finir avec la vie et s'était même précipité à la cuisine pour y prendre le couteau à pain. Eraste Pétrovitch avait eu tout le mal du monde à calmer le malheureux.

Mais tout cela n'était encore qu'un avant-goût de l'apocalypse, qui se déclencha véritablement au retour d'Addi.

Au souvenir de la veille, Anissi eut un frisson. Le chef s'était vu adresser un ultimatum implacable : tant qu'il ne lui rendrait pas ses toilettes, parfums et bijoux, Ariadna Arkadievna se montrerait dans la même robe et la même étole de zibeline, ne se parfumerait pas, porterait les mêmes perles aux oreilles. Et si elle tombait malade à cause de ça, Eraste Pétro-

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vitch en serait entièrement responsable. Tioulpanov n'avait pas entendu la suite car, faisant preuve d'une certaine lâcheté, il avait préféré battre en retraite, mais, à en juger par le teint blafard et les cernes bleus qu'il affichait depuis le matin, le conseiller aulique n'avait guère eu le loisir de dormir.

- Je vous avais pourtant prévenu, mon cher, que cette escapade finirait mal, prononça le prince d'un ton sentencieux. Vraiment, ce sont des choses qui ne se font pas. Une dame comme il faut, de la haute société, avec un mari jouissant d'une position considérable... J'ai déjà reçu des plaintes de la chancellerie vous concernant. Comme s'il n'y avait pas assez de femmes célibataires ou, au moins, de rang un peu plus modeste.

Eraste Pétrovitch devint tout rouge, et Anissi craignit qu'il n'assène au grand chef une réplique inadmissible, mais le conseiller aulique se retint et poursuivit sur l'enquête comme s'il n'avait rien entendu :

- C'est ainsi qu'hier encore j'imaginais la composition de la bande. Toutefois, en analysant le récit de m-mon assistant relatif à... l'incident d'hier, j'ai changé d'avis. Et tout cela grâce à monsieur Tioulpanov, dont la contribution à l'enquête est réellement inestimable.

Cette déclaration étonna énormément Anissi, mais Védichtchev, vieillard perfide, intervint avec fieclass="underline"

- Sa contribution, parlons-en ! Raconte donc, Anissi, la façon dont tu as trimballé les valises et aidé le Valet à monter dans son carrosse en lui tenant le coude pour qu'il n'aille surtout pas trébucher.

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Disparaître sous terre et y rester à jamais, telle fut la pensée qui, à cet instant, vint à l'esprit de Tioul-panov, rouge jusqu'aux oreilles.

- Frol Grigoriévitch, dit le chef, prenant la défense d'Anissi, votre méchanceté est déplacée. Ici, chacun à sa façon, nous nous sommes tous fait rouler... Veuillez me p-pardonner, Votre Haute Excellence.

Le gouverneur, qui avait de nouveau piqué du nez, ne répondit rien, et Fandorine continua :

- Aussi je suggère que l'on fasse preuve d'indulgence les uns envers les autres. Nous sommes face à un adversaire d'une force et d'une audace rares.

- Pas un mais des adversaires. C'est toute une bande, rectifia Védichtchev.

- Voilà précisément ce dont le récit de Tioulpa-nov m'a conduit à douter.

Le chef plongea la main dans sa poche et l'en sortit aussi vite, comme s'il s'était brûlé.

Il cherche son chapelet, se dit Anissi, mais, de chapelet, il n'a plus.

- Mon assistant a pu me décrire en détail le carrosse du comte et s'est en particulier souvenu du monogramme ZG figurant sur la portière. C'est la marque de la compagnie Zinovy Goder, un loueur de carrosses, traîneaux et fiacres avec ou sans cocher. Ce matin, je me suis présenté au bureau de la compagnie et n'ai eu aucun mal à retrouver l'équipage en question : éraflure sur la p-portière gauche, sièges de cuir framboise, jante neuve à la roue arrière droite. Quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que le " monsieur important " venu la veille en grand uniforme avait loué une voiture avec cocher !

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- Ah oui, et pourquoi ? demanda Védichtchev.

- Comment cela, pourquoi ? Cela voulait dire que le cocher n'était pas un complice, qu'il ne faisait pas partie de la bande des Valets, qu'il était un personnage complètement étranger à l'affaire ! J'ai retrouvé ce cocher. Il est vrai que je n'en ai pas tiré grand-chose : à part une d-description physique du " comte ", dont nous disposions déjà, il ne nous a pas fourni d'informations utiles, sinon que les bagages avaient été amenés à la gare Nikolaievski et déposés à la consigne. Après quoi le cocher avait été libéré.