Выбрать главу

- Et alors, la consigne ? demanda le prince, sortant de sa torpeur.

- Rien. Une heure plus tard, un autre cocher muni du reçu est venu tout récupérer puis est parti pour une destination inconnue.

- Ah ça, vous pouvez dire qu'Anissi a été d'une grande aide, déclara Frol Grigoriévitch avec un geste méprisant de la main. Un coup d'épée dans l'eau, oui.

- Nullement. (Sur le point de plonger la main dans sa poche pour y prendre son chapelet, Eraste Pétrovitch grimaça d'un air contrarié.) Que ressort-il donc de tout cela ? Hier, le " comte " est venu seul, sans complice, alors qu'il dispose d'une bande d'acolytes aux capacités de travestissement remarquables. Jouer les cochers était à la p-portée de n'importe lequel d'entre eux. Pourtant, le comte choisit la difficulté en faisant appel à un étranger. Et d'un. Si le " duc " a recommandé Speier à Vladimir Andréiévitch, il ne l'a toutefois pas fait de vive voix mais par lettre. Ce qui veut dire que le " duc " et son protégé ne se sont jamais montrés ensemble.

99

Et l'on est en droit de se d-demander pourquoi. N'aurait-il pas été plus simple qu'un des membres de la bande présente l'autre ? Et de deux. Maintenant expliquez-moi, messieurs, pourquoi l'Anglais s'est présenté chez le " notaire " sans Speier. Il eût été en effet plus logique de réaliser la transaction en présence des deux parties. Et de trois. Poursuivons. Dans l'épisode de la loterie, le Valet de Pique utilise un faux président qui, de nouveau, se révèle ne pas faire partie de la bande. Il s'agit d'un p-pitoyable ivrogne ignorant de tout et recruté pour une misère. Et de quatre. Ainsi, dans chacun de ces épisodes, nous nous retrouvons face à un seul membre de la bande : soit le " duc ", soit l'" invalide ", soit le " notaire ", soit le " sergent de ville ", soit le " comte ". D'où j'en arrive à la conclusion que la bande des Valets de Pique se limite en fait à un seul et même individu. Il est probable que son unique complice permanente est la jeune fille qui a sauté par la fenêtre.

- C'est absolument impossible, prononça d'une voix tonnante le général gouverneur, qui avait cette curieuse façon de somnoler sans jamais rien laisser passer d'important. Je n'ai vu ni le " notaire ", ni le " sergent de ville ", ni le " comte ", mais j'affirme en revanche que le " duc " et " Speier " ne peuvent en aucun cas être un seul et même homme. Jugez vous-même, Eraste Pétrovitch. Mon soi-disant petit-fils était pâle, malingre, il avait une voix fluette, des épaules étroites, le dos rond, des cheveux noirs clairsemés et un nez en pied de marmite très caractéristique. Le duc de Saxe-Limbourg, lui, était au contraire un très beau jeune homme : belle carrure, port militaire, voix bien timbrée de l'homme habitué

100

au commandement. Nez aquilin, épais favoris châtain clair, rire sonore. Rien de commun avec " Speier " !

- Et de quelle t-taille était-il ?

- Une demi-tête de moins que moi. Donc, de taille moyenne.

- Or, d'après lord Pitsbrook, qui est très grand, le " notaire " lui arrivait " juste au-dessus de l'épaule ", ce qui signifie là aussi que l'homme était de taille moyenne. De même pour le sergent de ville. Et qu'en est-il du " comte ", Tioulpanov ?

L'hypothèse de Fandorine était tellement audacieuse qu'Anissi avait senti le sang affluer à son visage :

- On peut dire qu'il était également de taille moyenne, Eraste Pétrovitch ! Plus grand que moi d'environ six ou sept centimètres.

- La taille est la seule chose qu'il soit d-difficile de modifier, continua le conseiller aulique. A moins de recourir à des talons hauts, mais cela se remarque trop facilement. Il est vrai qu'au Japon j'ai rencontré un bonhomme qui appartenait à une société secrète de tueurs professionnels et qui s'était spécialement amputé des deux jambes afin de pouvoir changer de taille à volonté. Il c-cavalait sur ses jambes de bois mieux que sur des vraies. Il possédait trois jeux de prothèses - pour paraître grand, moyen ou petit selon les cas. Toutefois, une telle abnégation dans l'exercice de son métier n'est concevable qu'au Japon. Pour ce qui concerne notre Valet de Pique, je pense être maintenant en mesure de le décrire physiquement et de dresser son p-portrait psychologique approximatif. Son apparence physique est d'ailleurs sans importance dans la mesure

101

où l'individu en change très facilement. C'est un homme sans visage, qui revêt tel ou tel masque au gré des circonstances. Mais j'essaierai t-tout de même de le dépeindre.

Fandorine se leva et se mit à arpenter le bureau, les mains dans le dos.

- Donc la taille de cet homme est de... (le chef jeta un regard à Anissi, toujours debout)... d'un mètre soixante-dix. Il est naturellement blond. Des cheveux noirs se prêtent plus difficilement au camouflage. Par ailleurs ses cheveux sont sans doute abîmés et ternes aux pointes, du fait des colorations répétées. Yeux gris-bleu, assez rapprochés. Nez de taille moyenne. Visage commun, parfaitement insignifiant, de ces visages dont on a du mal à retenir les traits et qu'il est difficile de distinguer dans une foule. Cet homme doit être fréquemment confondu avec d'autres ou p-pris pour un autre. Maintenant, la voix... Un organe que le Valet de Pique maîtrise avec virtuosité. A en juger par la facilité avec laquelle il passe de la basse au ténor avec toutes les modulations intermédiaires, sa voix naturelle est un baryton léger. Il est difficile de deviner son âge. Il est peu probable qu'il soit très jeune, car on décèle chez lui une certaine expérience de la vie, mais il n'est pas non plus âgé ; notre " sergent de ville " s'est f-fondu dans la foule avec une agilité remarquable. Détail important : les oreilles. Ainsi que l'a établi la science criminelle, elles sont uniques chez chaque individu et il est impossible d'en modifier la forme. Malheureusement, je n'ai pu observer le Valet que sous l'apparence de " sergent de ville ", or ce dernier était

102

coiffé d'une chapka. Dites-nous, Tioulpanov, le " comte " a-t-il retiré son tricorne ?

- Non, répondit laconiquement Anissi, que toute référence aux oreilles, et en particulier à leur caractère unique, mettait à la torture.

- Et vous, Votre Haute Excellence, n'auriez-vous pas prêté attention aux particularités des oreilles du " duc " et de " Speier " ?

Dolgoroukoï prononça avec solennité :

- Eraste Pétrovitch, je suis général gouverneur de Moscou et j'ai suffisamment à faire pour ne pas perdre mon temps à examiner les oreilles des gens.

Le conseiller aulique poussa un soupir :

- Dommage. Cela veut dire que nous ne tirerons pas grand-chose de son aspect physique... Maintenant, la personnalité du criminel. Issu d'une bonne famille, connaît même l'anglais. Fin psychologue et acteur de talent, c'est évident. Doué d'un charme rare, il sait d'emblée gagner la c-confiance des gens. Rapidité de réaction phénoménale. Grande ingéniosité. Singulier sens de l'humour. (Eraste Pétrovitch regarda Védichtchev avec sévérité, comme s'il s'attendait à le voir pouffer de rire.) Bref, sans conteste un homme sortant de l'ordinaire et plein de talent.

- Des gens talentueux comme ça, je les enverrais volontiers peupler la Sibérie, grommela le prince. Tenez-vous-en strictement à l'affaire, mon cher, et faites-nous grâce de ces panégyriques. Nous ne sommes pas là pour accorder une médaille à monsieur le Valet. Est-il possible de mettre la main sur lui, telle est la seule chose qui importe.

- Pourquoi cela ne serait-il pas possible ? Tout est possible, prononça Fandorine, songeur. Eh bien,

103

voyons voir. Quels sont les points vulnérables de notre héros ? Que ce soit par excès de cupidité ou du fait d'une extrême prodigalité, une chose est sûre : ce qu'il gagne ne lui suffit jamais. Et d'un. Vaniteux, il cherche à susciter l'admiration. Et de deux. Trois, point le plus précieux pour nous, trop sûr de lui, il a tendance à sous-estimer ses adversaires. Voilà notre base de départ. Il y a également un quatrième point. Si brillantes que soient ses entreprises, il n'en commet pas moins des erreurs de temps à autre.