- Quelles erreurs ? interrogea aussitôt le gouverneur. D'après moi, il est comme une anguille, impossible à saisir.
- Ses erreurs sont au moins au nombre de deux. Comment se fait-il que le " comte " ait évoqué le " chevalier des Chrysanthèmes " hier devant Anissi ? Si je suis effectivement chevalier des ordres japonais du Grand et du Petit Chrysanthème, je ne porte pas ces décorations en Russie, ne m'en vante jamais devant p-personne, et mon serviteur quant à lui refuserait d'en faire état même pour tout l'or du monde. Certes, homme d'Etat ayant ses entrées dans les hautes sphères, le vrai comte Opraksine aurait pu à la rigueur connaître de tels détails, mais le Valet de Pique ? D'où peut-il sortir cela ? Uniquement de mon dossier personnel et de mes états de service, où sont énumérées mes décorations. J'aurais besoin, Votre Haute Excellence, de la liste de tous les fonctionnaires appartenant au service secret de votre cabinet, en p-particulier de ceux qui ont accès aux dossiers personnels. Ils ne sont pas si nombreux, n'est-ce pas ? L'un d'entre eux est de connivence avec le Valet. Je pense que pour l'affaire
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du lord également il était impossible de se passer d'un informateur interne.
- Inconcevable ! s'indigna le prince. Comme si quelqu'un de mon entourage pouvait me jouer un pareil tour de cochon !
- Rien de bien étonnant, Vladimir Andréiévitch, intervint Védichtchev. Combien de fois ne vous ai-je pas dit que vous entreteniez toutes sortes de pique-assiette et de bons à rien ?
N'y tenant plus, Anissi demanda tout doucement :
- Et quelle est la seconde erreur, chef ? Eraste Pétrovitch répondit d'un ton plein de
hargne :
- Celle de m'avoir mis en rage. En plus de la raison professionnelle, j'ai maintenant un motif personnel.
Comme mû par un ressort, il se mit à aller et venir devant la table d'une façon qui brusquement rappela à Tioulpanov le léopard africain enfermé dans sa cage non loin de l'inoubliable femelle chimpanzé.
Mais soudain Fandorine s'immobilisa et, se tenant les coudes, prononça d'un ton tout différent, pensif, et même légèrement rêveur :
- Et si nous p-prenions monsieur le Valet de Pique, alias Momus, à son propre jeu ?
- Pourquoi pas ? fit remarquer Frol Grigorié-vitch. Mais encore faudrait-il savoir où le trouver. A moins que vous n'ayez une idée sur la question ?
- Aucune, répondit le chef d'un ton tranchant. Et je n'ai pas l'intention de le chercher. Que lui me trouve. Ce sera comme une sorte de chasse à l'épouvantai!. On plante une belle poule de bruyère en
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papier mâché quelque part en évidence, le coq approche, pif, paf, et le t-tour est joué.
- Et qui tiendra le rôle de la poule ? demanda Dolgoroukoï en entrouvrant un oil plein de vivacité. Ne serait-ce pas mon fonctionnaire pour les missions spéciales préféré ? Pour autant que je sache, vous êtes également maître dans l'art du déguisement, Eraste Pétrovitch.
Tioulpanov se rendit soudain compte que les rares répliques du prince étaient presque toujours aussi judicieuses que parfaitement à propos. Toutefois, la sagacité de Dolgoroukoï ne sembla aucunement étonner Eraste Pétrovitch.
- A qui de jouer les leurres sinon à moi, Votre Haute Excellence ? Après ce qui s'est p-passé hier, je ne laisserai cet honneur à personne.
- Et lui, comment trouvera-t-il la poule ? demanda Védichtchev avec la plus vive curiosité.
- Comme cela se fait à la chasse au petit tétras : il répondra à l'appel du pipeau. Et, pour faire le pipeau, nous utiliserons également un moyen cher à Momus.
- Un homme habitué à rouler tout le monde peut lui-même se laisser avoir assez facilement, expliqua le chef à Anissi lorsque, de retour rue Malaïa Nikits-kaïa, ils se retrouvèrent dans le cabinet de travail pour l'" analyse ". Le roublard n'imagine pas une seconde que quelqu'un puisse avoir assez de c-culot pour le rouler, pour voler le voleur. En particulier, il ne peut concevoir une telle perfidie de la part d'une p-personnalité officielle, a fortiori de rang très élevé.
Anissi, qui avait écouté pieusement, crut comprendre qu'en évoquant une " personnalité officielle de
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rang très élevé " le conseiller aulique voulait parler de lui-même, mais, ainsi que le montra la suite des événements, Eraste Pétrovitch visait beaucoup plus haut.
Après avoir exposé le fondement théorique de son action, Fandorine se tut quelques instants. Anissi demeurait immobile, car il ne voulait surtout pas troubler le processus de réflexion de son chef.
- Il faut trouver un appât qui fasse s-saliver notre Momus, et, chose essentielle, qui attise son ambition. De sorte qu'il ne soit pas seulement alléché par la perspective d'un gain important mais également par celle d'une gloire retentissante. Il n'est pas insensible à la gloire.
A ces mots, le chef observa une nouvelle pause, réfléchissant au maillon suivant de sa chaîne logique. Sept minutes et demie plus tard (Anissi suivait l'heure à l'énorme pendule, manifestement très ancienne, représentant Big Ben de Londres), Eraste Pétrovitch déclara :
- Une gigantesque pierre précieuse... Disons une pierre provenant de l'héritage du Rajah d'Eme-raude1. Vous n'avez jamais entendu p-parler de cet homme ?
Anissi secoua négativement la tête, tout en fixant le chef avec une extrême attention.
Le conseiller aulique en parut chagriné :
- Curieux. Evidemment, cette histoire a été gardée secrète et n'est pas connue du grand public, mais certains bruits ont tout de même filtré à travers la presse européenne. Est-il possible qu'ils ne soient pas parvenus jusqu'en Russie ? Mais bien
1. Voir Léviathan.
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sûr, que dis-je ? Lorsque j'ai effectué mon m-mémo-rable voyage à bord du Léviathan, vous n'étiez encore qu'un enfant.
- Un voyage, sur le Léviathan ? s'exclama Anissi, n'en croyant pas ses oreilles et s'imaginant Eraste Pétrovitch voguant sur une mer déchaînée, juché sur le large dos d'un monstre fantastique mi-poisson, mi-baleine.
- C'est sans importance, fit Fandorine avec un geste désabusé. C'est une vieille affaire à laquelle j'ai été plus ou moins mêlé. Ce qui compte ici, c'est l'idée : un rajah indien et un énorme diamant. Ou bien un saphir, ou encore une émeraude. Peu importe. Cela dépendra de la collection de minéralogie, marmonna-t-il de façon complètement obscure.
Devant le regard ahuri d'Anissi, le chef jugea bon d'ajouter (sans être plus clair pour autant) :
- Certes, c'est un peu grossier, mais pour notre Valet, je crois que c'est exactement ce qu'il faut. Il devrait m-mordre à l'hameçon. Et maintenant, Tioulpanov, assez de me regarder avec ces yeux écarquillés. Au travail !
Eraste Pétrovitch déplia le numéro du jour de La Parole russe, trouva immédiatement ce qu'il y cherchait et se mit à lire à haute voix :
HÔTE INDIEN
Effectivement, " les grottes caillouteuses regorgent de diamants^ ", surtout quand ces grottes sont la pro-
1. Début d'un air célèbre de l'opéra Sadko, de Rimski-Korsakov.
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priété d'Akhmad-khan, héritier de l'un des plus riches rajahs du Bengale. Le prince est arrivé dans notre mère Moscou, étape entre Téhéran et Saint-Pétersbourg. Il sera l'hôte de la ville aux coupoles d'or pendant au moins une semaine. Le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï a accueilli le prestigieux invité avec tous les honneurs qui lui sont dus. Le prince indien s'est installé dans la villa du général gouverneur, sur la Colline aux Moineaux, et, demain soir, l'Assemblée de la noblesse organise un bal en l'honneur d'Akhmad-khan. On y attend la fine fleur de la société moscovite, qui brûle de voir le prince oriental et plus encore la célèbre émeraude " Chah-Sultan " qui orne son turban. On raconte que cette pierre gigantesque a jadis appartenu à Alexandre de Macédoine. Selon nos informations, le prince voyage à titre privé et presque incognito, sans suite ni pompe. Seuls l'accompagnent sa vieille et dévouée nourrice Zoukhra et son secrétaire particulier Tarik-bey.