Le conseiller aulique fit un signe de tête approbateur et repoussa le journal.
- Vladimir Andréiévitch est tellement furieux contre le Valet de Pique qu'il a donné son aval à l'organisation du bal et participera p-personnelle-ment au spectacle. Et non sans un certain plaisir, selon moi. Pour figurer le " Chah-Sultan ", l'université de Moscou nous a prêté un béryl facetté de sa collection de minéraux. Sans une loupe spéciale, il est impossible de le différencier d'une émeraude, et il est peu probable que nous laissions quiconque examiner notre turban avec une loupe spéciale, pas vrai, Tioulpanov ?
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D'une boîte à chapeau, Eraste Pétrovitch sortit un turban de brocart blanc orné d'une pierre verte de taille colossale, le tourna dans un sens et dans l'autre, de telle manière que les facettes se mirent à étinceler de reflets éblouissants.
Anissi eut un claquement de lèvres admiratif : ce turban était effectivement une pure merveille.
- Et où trouverons-nous Zoukhra ? demanda-t-il. Et le secrétaire, ce... Tarik-bey, qui jouera son rôle ?
Le chef regarda son assistant avec un air de reproche, à moins que ce ne fût de commisération, et brusquement Anissi comprit.
- Impossible ! cria-t-il. Pitié, Eraste Pétrovitch ! Moi, faire un Indien ! Pour rien au monde, tuez-moi plutôt !
- Vous, Tioulpanov, vous allez sûrement accepter, dit Fandorine avec un soupir. C'est avec Massa que je vais avoir du fil à retordre. Je doute que le rôle de la vieille nourrice soit à son goût...
Le soir du 18 février, le Tout-Moscou se retrouva donc à l'Assemblée de la noblesse. C'était une période gaie et insouciante, la semaine du carnaval. Dans la ville éprouvée par un long hiver, on festoyait presque quotidiennement mais, ce jour-là, les organisateurs avaient particulièrement bien fait les choses. L'escalier blanc de neige était décoré de fleurs sur toute sa hauteur, des laquais poudrés en pourpoint couleur pistache se précipitaient pour attraper à la volée les manteaux, étoles et capes de fourrure jetés d'un geste négligent, de la salle de bal parvenaient les sons enchanteurs d'une mazurka et dans la salle à manger, où l'on dressait les tables pour le banquet, le cristal et l'argenterie
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faisaient entendre des cliquetis qui mettaient l'eau à la bouche.
Le maître de Moscou, le prince Vladimir Andréié-vitch, tenait le rôle du maître de maison. Tiré à quatre épingles et la mine florissante, il savait se montrer cordial avec les messieurs et galant avec les dames. Toutefois, ce soir-là, dans la salle de marbre, le centre d'attraction n'était pas le général gouverneur mais son hôte indien.
Akhmad-khan avait d'emblée charmé tout le monde, en particulier les demoiselles et les dames. Tranchant avec son frac noir et sa cravate blanche, sa tête de nabab était couronnée d'un turban blanc orné d'une gigantesque émeraude. Sa barbe noire comme du jais de prince oriental était coupée à la dernière mode de Paris, ses sourcils formaient deux arcs brisés, mais le plus impressionnant était ses yeux bleu clair qui contrastaient avec son visage basané (tout le monde savait déjà que la mère de Son Altesse était française).
Près de lui, quelque peu en retrait, se tenait timidement le secrétaire du prince, lequel attirait également sur lui une certaine attention. Si Tarik-bey n'était pas aussi joli ni bien fait que son maître, en revanche, contrairement à Akhmad-khan, il était venu au bal en authentique costume oriental : cafetan orné de broderies, pantalon bouffant blanc et mules dorées à bout recourbé. Il était cependant dommage que le secrétaire ne parlât aucune langue civilisée. Lorsqu'on s'adressait à lui ou qu'on lui posait une question, il se limitait à poser la main sur son cour ou sur son front en s'inclinant bien bas.
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Bref, ces deux Indiens étaient absolument charmants.
Anissi, qui jusque-là n'avait guère joui de l'attention du beau sexe, était médusé de voir autour de lui un tel parterre de jolies fleurs. Les demoiselles gazouillaient, détaillant sa mise sans aucune gêne, et l'une d'entre elles, l'adorable princesse Sofiko Tchkhartichvili, qualifia même Tioulpanov de " mignon petit nègre ". Le mot " pauvret " revenait également souvent, ce qui faisait affreusement rougir Anissi (grâce à Dieu, sous le brou de noix, cela ne se voyait pas).
Mais pour que l'on comprenne l'histoire du brou de noix et du " pauvret ", il convient de revenir quelques heures en arrière, alors qu'Akhmad-khan et son fidèle secrétaire se préparaient à leur première sortie dans le monde.
Eraste Pétrovitch, sa barbe noire déjà posée mais encore en robe de chambre, grima lui-même Anissi. Il prit d'abord une fiole contenant un liquide chocolat. Il expliqua qu'il s'agissait d'une liqueur à base de noix du Brésil. Il lui enduisit le visage, les oreilles et les paupières du liquide épais et odorant. Puis il lui colla une barbe, qu'il arracha. Il lui en accrocha une autre, un genre de barbichette, qu'il écarta également.
- Non, décidément, Tioulpanov, le style musulman ne vous réussit pas, constata le chef. Je me suis un peu p-précipité en parlant de Tarik-bey. J'aurais mieux fait de vous présenter comme hindou. Un Chandragupta quelconque.
- Et si on me mettait simplement une moustache, et pas de barbe ? demanda Anissi, qui rêvait
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depuis longtemps de belles bacchantes à la place des poils ridicules qui lui poussaient en touffes au-dessus de la lèvre.
- Ce serait contraire à l'usage. Au regard de l'étiquette orientale, cela paraîtrait bien trop recherché pour un secrétaire.
Fandorine tourna la tête d'Anissi vers la droite puis la gauche et déclara :
- Je ne vois pas d'autre solution que de faire de vous un eunuque.
Il ajouta de la pommade jaune, l'étala sur les joues et sous le menton, afin de " ramollir la peau et de la friper ". Il examina le résultat et, cette fois, fut satisfait :
- Un authentique eunuque. Parfait.
Mais les épreuves de Tioulpanov n'étaient pas pour autant terminées.
- Et puisque vous êtes musulman, on supprime les cheveux, décréta le conseiller aulique.
Anissi, terrassé à l'idée d'être transformé en eunuque, se soumit sans broncher à la torture suivante. Ce fut Massa qui lui rasa la tête, avec habileté, au moyen d'une dague japonaise aiguisée comme un rasoir. Après avoir enduit de sa cochonnerie marron le crâne nu d'Anissi, Eraste Pétrovitch déclara :
- Cela brille comme un b-boulet de canon.
Il se livra à quelque nouveau maléfice sur ses sourcils. En revanche, il ne trouva rien à redire à ses yeux : marron, légèrement bridés, juste ce qu'il fallait.
Il lui fit revêtir de larges pantalons de soie, une sorte de caraco à ramages puis un cafetan. Enfin, sur son crâne chauve et ses maudites oreilles, il enfonça un turban.
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Lentement, les jambes raides, Anissi s'approcha du miroir, s'attendant à une vision monstrueuse. Or il fut heureusement surpris : au milieu du cadre de bronze, le regardait un pittoresque maure. Plus un seul bouton ; disparues, les oreilles en feuilles de chou. Dommage qu'il ne soit pas possible de rester toujours comme ça pour se balader dans Moscou.
- Terminé, annonça Fandorine. Il ne vous reste plus qu'à vous enduire les mains et le cou de liqueur de noix. Et les chevilles également, n'oubliez pas que vous portez des mules.
Faute d'habitude, ces chaussures en maroquin doré, qu'Eraste Pétrovitch appelait vulgairement des mules, étaient source de bien des soucis. C'était à cause d'elles qu'Anissi restait figé comme une statue alors que le bal battait son plein. Il craignait d'en perdre une au premier pas, comme cela avait été le cas dans l'escalier. Quand la jolie petite Géorgienne demanda en français à Tarik-bey si celui-ci accepterait de faire un tour de valse avec elle, Anissi fut pris de panique et, au lieu de rester muet et de répondre par un profond salut à l'orientale, conformément aux instructions, il laissa bêtement échapper à voix basse :