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- Non', merci, jio né dan'se pas.

Grâce à Dieu, les autres jeunes filles n'avaient apparemment pas compris son balbutiement, sans quoi la situation se serait compliquée, Tarik-bey étant censé ne comprendre aucun langage civilisé.

Anissi, inquiet, se tourna vers le chef. Depuis plusieurs minutes déjà, ce dernier conversait avec un dangereux invité, l'indianiste britannique lord Mar-vell, un assommant gentleman portant des lunettes à verres épais. Un peu plus tôt, en haut de l'escalier,

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alors qu'Akhmad-khan échangeait force saluts avec le général gouverneur, celui-ci, l'air troublé, avait chuchoté (Anissi n'avait distingué que des bribes) : " Que diable avait-il besoin de venir... ? Un indianiste, comme par un fait exprès... On ne peut tout de même pas mettre à la porte un baronet... Et s'il vous démasquait ? "

Cependant, à en juger par la sérénité apparente de la discussion entre le prince et le baronet, Fandorine n'était pas menacé. Bien qu'il ne connût pas l'anglais, Anissi entendit répéter à plusieurs reprises "Gladstone" et " Her Britannic Majesty". Quand, après s'être mouché bruyamment dans un mouchoir à carreaux, l'indianiste se fut éloigné, le prince, impérieux - d'un geste bref de sa main bistrée, couverte de bagues -, fit signe à son secrétaire d'approcher. Il lui dit entre ses dents :

- Reprenez-vous, Tioulpanov. Et soyez un peu plus aimable avec elle, ne lui faites pas une tête pareille. Mais ne tombez pas non plus dans l'excès inverse.

- Un peu plus aimable avec qui ? murmura Anissi, étonné.

- Eh bien, voyons, avec cette petite Géorgienne. C'est elle, ne voyez-vous pas ? Elle, la voltigeuse.

Tioulpanov se retourna et manqua défaillir. Tout juste ! Comment avait-il pu ne pas comprendre immédiatement ! Certes, la demoiselle de la loterie avait troqué sa peau blanche pour un teint olivâtre, au lieu d'être dorés ses cheveux étaient noirs et séparés en deux tresses, la ligne de ses sourcils s'étirait vers les tempes et, sur sa joue, était mystérieusement apparu un grain de beauté. Mais c'était elle, et bien elle ! Et la petite flamme qui brillait dans ses

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yeux était exactement la même que celle qui était apparue à travers son pince-nez alors que, juchée sur le rebord de la fenêtre, elle s'apprêtait à sauter dans le vide.

Le piège avait marché ! Le coq de bruyère tournait autour de la fausse poule !

" Doucement, Anissi, doucement, prends garde d'effaroucher le gibier. "

II appliqua la main sur son front puis sur son cour et, avec une solennité tout orientale, il s'inclina devant l'enchanteresse au regard étoile.

Amour platonique

N'était-ce pas un charlatan ? Voilà ce qu'il fallait vérifier en priorité. Il n'aurait plus manqué qu'il tombe sur un collègue en tournée, venu lui aussi plumer les oies grasses de Moscou. Le rajah indien, l'émeraude " Chah-Sultan ", tout ce rahat-loukoum sentait un peu trop l'opérette.

Il vérifia donc. Résultat : Son Altesse bengalie avait l'air de tout sauf d'un aventurier. Premièrement, on voyait tout de suite qu'il était de sang royal : par sa prestance, ses manières, cette bienveillance mêlée d'indolence qui habitait son regard. Deuxièmement, avec " lord Marvell ", indianiste de renom si opportunément de passage à Moscou, Akhmad-khan avait engagé une discussion d'une telle hauteur sur la politique intérieure et les croyances religieuses de l'empire indien que Momus avait craint de se dévoiler. En réponse au prince, qui venait poliment de demander au distingué professeur ce qu'il pensait de la coutume du sati et de sa conformité avec l'esprit véritable de l'hindouisme, il avait dû faire dévier la conversation sur la santé de la reine Victoria, feindre un rhume subit et une

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crise d'éternuements, avant de battre en retraite définitivement.

Mais surtout, l'émeraude brillait d'un éclat si convaincant et si tentant que les derniers doutes de Momus avaient été balayés. Oter le merveilleux caillou vert du turban du noble Akhmad-khan, en tirer huit pierres de taille respectable qu'il fourguerait pour environ vingt-cinq mille roubles pièce, ça, ce serait une affaire !

Pendant ce temps, Mimi s'était occupée du secrétaire. A ce qu'elle disait, bien qu'eunuque, Tarik-bey n'avait pas les yeux dans sa poche quand il s'agissait de plonger dans le décolleté des dames et, de façon plus générale, il n'était, de toute évidence, pas insensible au beau sexe. Sur ce chapitre on pouvait faire confiance à Mimi, elle n'était pas du genre à se laisser berner. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'on connaissait aux eunuques ? Les désirs naturels demeuraient peut-être alors même que les capacités n'étaient plus là.

Le plan de cette nouvelle campagne, que dans son for intérieur Momus avait baptisée " bataille pour l'Emeraude ", s'était imposé de lui-même.

Le turban était en permanence sur la tête du rajah. Néanmoins, on pouvait supposer qu'il l'enlevait pour la nuit.

Où dormait le rajah ? Dans l'hôtel particulier de la Colline aux Moineaux. Autrement dit, c'était là-bas que devait aller Momus.

La maison du général gouverneur était réservée aux hôtes de marque. Au sommet de la colline, la vue sur Moscou était splendide et on était moins qu'ailleurs gêné par les curieux. Le fait que la maison fût située à l'écart était un bon point. Mais elle était

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par ailleurs gardée par un poste de gendarmes, et ça, c'était un mauvais point. Escalader la grille en pleine nuit pour ensuite décamper sous les coups de sifflet de la police, voilà qui manquait de classe et n'était guère le genre de Momus.

Ah, si seulement le secrétaire n'avait pas été eunuque, tout aurait été tellement plus simple ! Amoureuse et téméraire, la princesse géorgienne aurait rendu une visite nocturne à Tarik-bey et, une fois dans les lieux, elle aurait bien trouvé le moyen d'aller voir dans la chambre du rajah si par hasard l'émeraude n'en aurait pas assez de rester plantée sur son turban. La suite était une question strictement technique et, cette technique-là, Mimi la maîtrisait parfaitement.

Bien que purement théorique, le tour pris par ses pensées donna à Momus l'impression qu'un chat noir lui griffait le cour dans un grincement odieux. L'espace d'un instant, il se représenta Mimi dans les bras d'un beau gaillard à larges épaules et luxuriantes moustaches, qui, bien loin d'être un eunuque, était plutôt le contraire. Et cette image déplut à Momus. C'était absurde, bien sûr, bêtement sentimental, mais n'empêche qu'il comprit alors qu'il n'aurait pas recouru à ce moyen, pourtant le plus simple et le plus naturel, quand bien même le secrétaire eût joui de capacités à la hauteur de ses désirs.

Stop ! Momus sauta du bureau sur lequel il était jusque-là assis en balançant ses jambes (cela l'aidait à réfléchir) et s'approcha de la fenêtre. Stop, stop, stop...

Un flot continu d'équipages s'écoulait le long de la rue de Tver, traîneaux et carrosses à roues cloutées

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pour la neige. Bientôt viendraient le printemps, la fonte des neiges, la boue, le grand carême mais, pour l'heure, brillait un soleil radieux, même s'il ne chauffait pas encore, et l'artère principale de Moscou était pimpante et joyeuse. Cela faisait maintenant quatre jours que Momus et Mimi avaient quitté le Métropole pour s'installer au Dresde. La suite était moins vaste mais possédait en revanche l'électricité et le téléphone. Il leur était devenu impossible de prolonger le séjour au Métropole. Sliounkov y faisait de fréquentes apparitions, et cela était dangereux. Ce type n'inspirait pas du tout confiance. Alors qu'il occupait un poste important, secret, pourrait-on dire, il jouait aux cartes de manière immodérée. Que se passerait-il si ce finaud de monsieur Fandorine ou qui que ce soit d'autre de la Direction l'attrapait par le pan de sa veste et le secouait sérieusement ? Non, mieux valait être trop prudent que pas assez.