Après tout, le Dresde était un hôtel charmant et bien tenu, situé face au palais du gouverneur, palais que, depuis l'histoire avec l'Anglais, Momus considérait un peu comme sa propre maison. Sa seule vue lui réchauffait le cour.
La veille, il avait croisé Sliounkov dans la rue. Il s'était volontairement approché tout près de lui, l'avait même effleuré de l'épaule : mais non, en ce gandin à cheveux longs et moustaches teintes, le gratte-papier n'avait pas reconnu le commerçant marseillais Antoine Bonifaciévitch Daru. Sliounkov avait marmonné " pardon " et s'était éloigné en trottinant, le dos courbé sous la neige fine qui s'était mise à tomber.
Stop, stop, stop, se répéta Momus. Et pourquoi ne pas tirer deux lièvres à la fois, comme d'habitude ?
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Telle était l'idée qui venait de s'imposer à son esprit. C'est-à-dire, pour être plus précis, tirer sur le lièvre de l'autre, sans mettre le sien en danger. Ou, en d'autres termes, avoir le beurre et l'argent du beurre. Non, il serait encore plus exact de dire : garder son innocence et rafler le magot.
Mais oui, ça pouvait très bien marcher ! D'ailleurs, les choses se présentaient au mieux. Mimi avait dit que Tarik-bey comprenait un peu le français. " Un peu ", c'était tout juste ce qu'il fallait.
A partir de cet instant, l'opération changea de nom. Désormais elle s'appellerait " amour platonique ".
On savait par les journaux que Son Altesse indienne aimait à se promener le long des remparts du couvent des Vierges, où avaient lieu des attractions hivernales. Patinoire, montagnes russes et spectacles forains : de quoi étonner un hôte étranger.
Comme on l'a déjà dit, c'était une vraie journée de carnaval : radieuse, avec un petit froid sec. C'est pourquoi, se promenant depuis bientôt une heure autour de l'étang gelé, Momus et Mimi étaient passablement transis. Pour Mimi, ça allait encore. Jouant le rôle d'une princesse, elle portait un manteau de vair, une toque de martre et un manchon, si bien que seules ses joues étaient rougies par le froid, mais Momus, lui, grelottait jusqu'à la moelle des os. Pour le bien de la cause, il s'était habillé en vieille duègne caucasienne : il s'était collé d'épais sourcils partant de la racine du nez ; sur sa lèvre supérieure, il avait volontairement laissé quelques poils, qu'il avait teints en noir, et s'était planté sur le nez un
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appendice qui faisait penser au beaupré d'une frégate. Le fichu, sous lequel pendaient de fausses nattes grisonnantes, la veste sans manches en poil de lapin qu'il portait par-dessus un long manteau en laine de castor laissaient passer le froid et, dans ses chaussures de feutre, ses pieds étaient gelés. Et ce diable de rajah ne se montrait toujours pas. Pour distraire Mimi et tromper son ennui, il psalmodiait de temps à autre d'une voix de contralto teintée d'un fort accent géorgien " Sofiko, mon oiseau chéri, ta vieille nounou est toute transie " et autres choses du même genre. Mimi pouffait de rire, frappait le sol avec ses pieds gelés dans leurs bottes vermeilles.
Enfin, Son Altesse daigna arriver. Momus remarqua de loin le traîneau couvert, tendu de velours bleu. Devant, à côté du cocher, était assis un gendarme en capote et casque à plumes.
Emmitouflé dans un long manteau de zibeline et coiffé de son haut turban blanc, le prince se promenait tranquillement le long de la patinoire et observait d'un oil curieux ces divertissements de Nordiques. Derrière Son Altesse, trottinait une petite silhouette trapue, revêtue d'une pelisse de mouton descendant jusqu'aux pieds, d'un bonnet à longs poils et d'un voile : la fidèle nourrice Zoukhra, sans doute. Le secrétaire Tarik-bey, en manteau de gros drap sous lequel apparaissaient ses larges pantalons blancs, était continuellement à la traîne, s'arrêtant tantôt pour admirer un tsigane montreur d'ours, tantôt devant un vendeur de sbitène, une infusion à base de miel et d'épices. Derrière, en guise de garde d'honneur, suivait un imposant gendarme à moustache
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grise. Celui-là tombait bien : qu'il regarde attentivement ses futures visiteuses du soir.
Le public manifestait le plus grand intérêt envers cette pittoresque procession. Les gens les plus simples, bouche bée et yeux écarquillés, regardaient le drôle d'étranger, pointaient du doigt son turban, l'émeraude, le visage impénétrable de la vieille nourrice. Les gens distingués, s'ils faisaient preuve de plus de tact, ne se montraient pas moins curieux Ayant attendu que les Moscovites, rassasiés de ia vue des " Indiens ", retournent à leurs divertissements précédents, Momus poussa légèrement du coude Mimi : le moment était venu.
Ils se dirigèrent à leur rencontre. Mimi fit une légère révérence au prince, lequel répondit par un affable hochement de tête. Elle gratifia le secrétaire d'un sourire radieux et laissa tomber son manchon. L'eunuque, comme prévu, se précipita pour le ramasser, Mimi s'accroupit au même moment et, de manière fort charmante, son front heurta celui de l'Asiate. Après ce petit incident bien innocent, la procession s'allongea tout naturellement : dans une solitude impériale, le prince continuait de marcher en tête, suivaient le secrétaire et la princesse, puis les deux vieilles Orientales ; enfin, le nez rouge et reniflant sans cesse, le gendarme fermait la marche.
La princesse jacassait en français et glissait constamment, ce qui lui donnait à chaque fois l'occasion de saisir la main du secrétaire. Momus essaya de lier amitié avec la respectable Zoukhra et entreprit de lui manifester sa sympathie par gestes et onomatopées. En fin de compte, elles avaient beaucoup de choses en commun : vieilles toutes les deux, elles avaient l'expérience de la vie et avaient élevé
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les enfants des autres. Or Zoukhra se révéla être une vraie furie. Refusant tout rapprochement, elle se contentait d'émettre des gloussements courroucés de sous son voile et, en plus, la garce, elle agitait ses petits doigts courts, façon de dire : va-t'en, je n'ai besoin de personne. En un mot, une sauvage.
Du côté de Mimi et de l'eunuque, en revanche, tout allait pour le mieux. Après avoir attendu que l'Asiate se relâche et se décide enfin à offrir à la demoiselle un appui permanent sous la forme de son bras plié, Momus considéra que cela suffisait pour une première fois. Il rejoignit sa protégée et prononça d'une voix chantante et sévère à la fois :
- Sofiko-o, ma petite colombe, il est temps de rentrer boire le thé et manger les galettes.
Le lendemain, " Sofiko " était déjà en train d'apprendre à Tarik-bey à faire du patin à glace (exercice pour lequel le secrétaire manifestait des prédispositions exceptionnelles). Plus généralement, l'eunuque se montrait très conciliant : lorsque Mimi l'entraîna derrière un sapin et comme par inadvertance approcha ses lèvres charnues de son nez brun, loin de faire un bond en arrière, il y plaqua docilement un baiser sonore. Plus tard, elle raconta :
- Tu sais, mon petit Momus, il me fait vraiment de la peine. Quand je l'ai pris par le cou, il était tout tremblant, le pauvret. C'est tout de même cruel de mutiler les gens de cette façon.
- Courroux est vain sans forte main, répondit avec désinvolture l'insensible Momus.
Il fut décidé que l'opération aurait lieu dans la nuit du lendemain.
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Dans la journée, tout alla comme sur des roulettes : follement amoureuse, la princesse égarée par la passion promit à son adorateur platonique de lui rendre visite la nuit même. Elle n'hésita pas à en rajouter sur la noblesse des sentiments et la communion des cours aimants au sens le plus élevé, sans turpitude ni vulgarité. S'il est difficile de savoir ce que l'Asiate comprit exactement à ce discours, il est en revanche évident que la perspective de cette visite le réjouit. Il expliqua dans son français approximatif qu'à minuit tapant il ouvrirait la petite porte du jardin. " Seulement, je viendrai avec ma gouvernante, prévint Mimi. Sinon, je vous connais, vous, les hommes. "