Ahuri par ce qu'il venait d'entendre, Eraste Pétro-vitch tressaillit :
- Excusez-moi, ce sont mes gains. Neuf mille six cents roubles, j'ai compté. Je voulais les remettre à la caisse, mais c'était fermé.
- Allez au diable avec votre caisse, fit Briïling, repoussant l'idée d'un geste de la main. Qu'avez-vous donc dans la tête ? Qu'écrira le caissier dans son livre de recettes, d'après vous ? Gain au stoss du registra-teur de collège Fandorine ?... Hum, attendez un peu. Un modeste registrateur de collège en mission à l'étranger, cela ne fait pas très sérieux.
Ivan Frantsévitch s'assit à sa table, trempa sa plume dans l'encrier et se mit à écrire tout en prononçant à haute voix :
- Bon. Télégramme urgent. Au prince Mikhaïl Alexandrovitch Kortchakov, personnel. Copie à l'aide de camp général Lavrenty Arkadiévitch Mizinov. Votre Haute Excellence, dans l'intérêt de l'affaire que Vous savez, ainsi qu'en reconnaissance des services rendus,
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je Vous prierais, hors de tout ordre promotionnel normal et indépendamment de son ancienneté, de bien vouloir promouvoir le registrateur de collège Eraste Pétrovitch Fandorine... Après tout, qui ne tente rien n'a rien... Conseiller titulaire, ce n'est pas le bout du monde mais tout de même. ... conseiller titulaire. Je Vous serais par ailleurs reconnaissant d'affecter temporairement Fandorine au ministère des Affaires étrangères en qualité de courrier diplomatique de première catégorie. Cela pour que vous ne soyez pas retenu à la frontière, expliqua Briïling. Voilà qui est fait. Date, signature. A propos, vous serez effectivement chargé de transmettre le courrier diplomatique à Berlin, Vienne, Paris. Une couverture qui évitera les soupçons superflus. Pas d'objections? demanda Ivan Frantsévitch, une lueur espiègle dans le regard.
- Absolument aucune, balbutia Eraste Pétrovitch, dont la pensée avait le plus grand mal à suivre les événements.
- Et de Paris, cette fois sous le couvert de l'incognito, vous vous rendrez à Londres. Comment déjà s'appelle cet hôtel ?
- Winter Queen, la reine d'hiver.
Le 28 juin, selon le calendrier occidental, le 16, selon le calendrier russe, dans la soirée, une voiture de louage s'arrêta dans Gray Street, devant l'hôtel Winter Queen. Le cocher en haut-de-forme et gants blancs sauta de son siège, abaissa le marchepied et, s'inclinant, ouvrit en grand la portière laquée noire portant l'inscription
Dunster & Dunsfer
Since 3848 London Régal Tours1
Par la portière se profila tout d'abord une botte de voyage en maroquin, ferré de petits clous d'argent, puis, sur le trottoir, bondit un fringant et jeune gentleman en chapeau tyrolien à plume et ample cape des Alpes, portant d'épaisses moustaches qui convenaient étonnamment mal à sa physionomie empreinte de fraîcheur. Le jeune homme regarda autour de lui, vit une petite rue tranquille et insignifiante et, avec émotion, arrêta son regard sur le bâti-
1. Dunster et Dunster. Depuis 1848. Les tours royaux de Londres.
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ment du Winter Queen. Il s'agissait d'un minable hôtel particulier de trois étages, de style géorgien, qui avait manifestement connu des jours meilleurs.
Le gentleman marqua une courte hésitation puis prononça en russe :
- Qui ne tente rien n'a rien.
Après cette phrase énigmatique, il gravit les marches du perron et pénétra dans le hall.
Très exactement dans la seconde qui suivit, du pub situé en face sortit un individu en manteau noir. Après avoir ramené sur ses yeux sa haute casquette à visière brillante, l'homme entreprit de faire les cent pas devant l'entrée de l'hôtel.
Cet événement notable échappa toutefois à l'attention du nouvel arrivant, lequel se tenait déjà devant le comptoir, examinant le portrait blafard d'une dame du Moyen Age au somptueux jabot - la " reine d'hiver" en personne, sans doute. Somnolent derrière le comptoir, le portier salua l'étranger avec une certaine indifférence, mais, dès qu'il vit ce dernier donner un shilling entier au boy qui s'était limité à lui porter son sac de voyage, il le salua une seconde fois, de façon nettement plus affable, le gratifiant désormais de your honour au lieu du modeste sir employé initialement.
Le jeune homme demanda s'il y avait des chambres libres, exigea la meilleure, avec eau chaude et journaux, puis s'inscrivit dans le registre sous le nom de Erasmus von Dorn, de Helsingfors. Après quoi, sans la moindre raison, le portier reçut un demi-souverain et se mit à appeler l'étranger un peu toqué your lordship '.
1. Votre Seigneurie.
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Pendant ce temps, " monsieur von Dorn " était en proie à de sérieux doutes. Il lui était difficile de s'imaginer la flamboyante Amalia Kazimirovna séjournant dans cet établissement de troisième catégorie. De toute évidente, il y avait là quelque chose qui clochait.
Dans son désarroi, il demanda même au portier, plié en deux de reconnaissance, s'il n'existait pas à Londres un autre hôtel portant le même nom. On lui jura que non seulement il n'y en avait pas mais qu'il n'y en avait jamais eu, si ce n'était le Winter Queen qui s'élevait jadis à ce même emplacement et qui avait brûlé de fond en comble plus de cent ans auparavant.
Etait-ce possible que tout ceci eût été dépensé en pure perte : et le périple de vingt jours à travers l'Europe, et les fausses moustaches, et le luxueux équipage loué à la gare de Waterloo plutôt qu'un simple cab et, enfin, le demi-souverain ?
Eh bien, ce bakchich, il va falloir que tu le mérites, mon cher, pensa Eraste Pétrovitch (que nous appellerons ainsi nonobstant son incognito).
- Dites-moi, mon ami, une certaine personne du nom de miss Olsen ne séjournerait-elle pas ici, par hasard? demanda-t-il avec une fausse désinvolture en s'accoudant au comptoir.
La réponse, bien que totalement prévisible, fit se serrer tristement le cour de Fandorine :
- Non, milord, aucune lady de ce nom ne loge ni n'a jamais logé chez nous.
Lisant le désarroi dans les yeux de son vis-à-vis, le portier observa une pause, réservant son effet, puis déclara avec candeur :
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- Toutefois, le nom évoqué par Votre Seigneurie ne m'est pas entièrement inconnu.
Eraste Pétrovitch fit un geste de côté et sortit de sa poche une autre pièce d'or.
- Parlez.
Le portier se pencha en avant et, exhalant une odeur d'eau de Cologne bon marché, il murmura :
- Du courrier nous arrive au nom de cette personne. Tous les soirs à dix heures, un certain mister Morbid - apparemment un serviteur ou un majordome - vient et ramasse les lettres.
- Un homme immense avec d'énormes favoris de couleur claire, qui donne l'impression de n'avoir jamais souri de sa vie ? demanda à toute vitesse Eraste Pétrovitch.
- Oui, milord, c'est lui.
- Et il y a souvent des lettres ?
- Souvent, milord, presque quotidiennement, et parfois plusieurs dans la même journée. Aujourd'hui, par exemple (le portier se tourna vers les casiers d'un air éloquent), il y en a pas moins de trois.
L'allusion fut saisie immédiatement.
- Je regarderais volontiers les enveloppes, comme ça, par simple curiosité, fit Fandorine, tapotant le dessus du comptoir avec un demi-souverain supplémentaire.
Les yeux du portier s'enflammèrent d'un éclat fiévreux : il arrivait quelque chose d'incroyable, d'insensé, mais en même temps d'extrêmement agréable.
- En principe, cela est strictement interdit, milord, mais... S'il ne s'agit que de regarder les enveloppes...
Eraste Pétrovitch s'empara avidement des lettres, mais une déception l'attendait : les enveloppes ne
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comportaient pas d'adresse de retour. Manifestement, la troisième pièce d'or avait été dépensée en pure perte. Le chef, il est vrai, avait donné son aval à toute dépense qui se ferait " dans les limites du raisonnable et dans l'intérêt de l'affaire "... Voyons, qu'y avait-il sur les timbres ?
Les tampons laissèrent Fandorine perplexe : une des lettres avait été expédiée de Stuttgart, une autre de Washington, et la troisième de Rio de Janeiro. Diable !