Выбрать главу

A ces derniers mots, Tarik-bey prit un air profondément attristé et poussa un soupir plein d'amertume. Mimi faillit en verser des larmes de compassion.

La nuit du samedi au dimanche était étoilée, l'idéal pour une aventure platonique au clair de lune. Arrivé au portail de la maison de plaisance du gouverneur, Momus renvoya le cocher et observa les alentours. Devant, au-delà de l'hôtel particulier, une pente raide descendait jusqu'à la Moskova ; derrière, se trouvait la sapinière du parc aux Moineaux ; à droite et à gauche, se profilaient les silhouettes sombres des riches villas. Plus tard, il faudrait repartir à pied : traverser le jardin d'Acclimatation pour rejoindre le premier faubourg. Là, sur la route de Kalouga, se trouvait une auberge où l'on pouvait prendre une troïka à toute heure du jour et de la nuit. Ah, filer dans la nuit au son des grelots !

125

Qu'importé s'il avait froid, l'émeraude lui réchaufferait la poitrine.

Ils frappèrent le nombre convenu de coups à la porte du jardin, qui s'ouvrit aussitôt. Visiblement, l'impatient secrétaire était déjà là à attendre depuis un certain temps. Il fit un profond salut et, d'un geste, les invita à le suivre. Ils traversèrent le jardin enneigé et rejoignirent le perron. Dans le vestibule, trois gendarmes étaient en faction : ils buvaient du thé accompagné de craquelins. Ils jetèrent un regard curieux au secrétaire et à ses hôtes nocturnes ; un maréchal des logis à moustaches grisonnantes poussa un petit cri et secoua la tête, mais ne dit rien. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?

Dans le couloir sombre, Tarik-bey posa un doigt sur sa bouche et indiqua un endroit situé au-dessus, puis il pressa ses deux mains jointes contre sa joue et ferma les yeux. Ah, ah, Son Altesse dormait donc déjà, parfait.

Dans le salon brûlait une bougie et flottait une odeur de parfum oriental. Le secrétaire fit asseoir la duègne dans un fauteuil, approcha une coupe remplie de fruits et de douceurs, s'inclina plusieurs fois et marmonna des paroles incompréhensibles, mais, en gros, on pouvait deviner le sens de la requête.

- Ah, les enfants, les enfants, chantonna Momus d'un ton bienveillant en montrant le doigt. Mais on ne fait pas de bêtises.

Se prenant par la main, les amoureux disparurent derrière la porte qui menait à la chambre du secrétaire, afin de s'abandonner à la passion sublime et platonique. " II va complètement la couvrir de bave, cette espèce de hongre indien ", se dit Momus en

126

grimaçant. Puis il resta assis le temps que l'eunuque soit suffisamment enflammé. Il mangea une poire juteuse à souhait, goûta le halva. Bien, il était maintenant temps d'y aller.

On pouvait supposer que les appartements seigneuriaux étaient là-bas, derrière la porte blanche ornée de moulures. Momus s'avança dans le couloir, plissa les yeux et s'immobilisa une minute, le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Dès que ce fut le cas, en revanche, il s'élança à pas rapides et feutrés.

Il entrouvrit une porte : le salon de musique. Une autre : la salle à manger. Une troisième : toujours pas ce qu'il cherchait.

Il se souvint que Tarik-bey avait pointé le doigt vers le haut. Moralité, il fallait monter à l'étage.

Il traversa furtivement le vestibule, gravit à toute vitesse mais sans bruit l'escalier recouvert d'un tapis : les gendarmes ne se retournèrent pas. De nouveau un long couloir, de nouveau toute une série de portes.

La troisième sur la gauche se révéla être la chambre à coucher. La lune brillait à travers la fenêtre, si bien que Momus n'eut aucun mal à distinguer le lit, la silhouette immobile sous la couverture et... hourra ! le monticule blanc sur la table de nuit. La lueur de la lune effleura le turban, et la pierre projeta dans les yeux de Momus un rayon scintillant.

Avançant sur la pointe des pieds, Momus s'approcha du lit. Akhmad-khan dormait sur le dos, le visage dissimulé par l'extrémité de la couverture ; seuls apparaissaient ses cheveux noirs coupés en brosse.

127

- Dodo, l'enfant do, murmura tendrement Momus en déposant un valet de pique sur le ventre de Son Altesse.

Il tendit la main avec précaution vers la pierre. Alors qu'il atteignait la surface lisse, infiniment douce de l'émeraude, une main aux doigts courts, étrangement familière, surgit soudain de la couverture et le saisit par le poignet.

Poussant un cri de surprise, il fit un mouvement pour se dégager, mais en vain : la main le tenait dans un étau. Emergeant de sous la couverture et le regardant fixement, apparut la physionomie aux joues rondes et aux yeux bridés du valet de chambre de Fandorine.

- Je rêvais depuis longtemps de cette rencontre, monsieur Momus, entendit-il prononcer dans son dos, d'une voix douce et moqueuse. Eraste Pétro-vitch Fandorine, pour vous servir.

Aux abois, Momus se retourna et, dans un coin obscur de la pièce, il distingua le haut dossier d'un voltaire et un homme assis les jambes croisées.

Le chef s'amuse

Dzzzzzz!

De loin, très loin, le tintement strident et irréel de la sonnette électrique parvint à la conscience liquéfiée d'Anissi. Il se demanda même pendant un instant quel était ce phénomène qui soudain venait compléter le tableau déjà incroyablement enrichi de ce monde. Mais un chuchotement inquiet dans l'obscurité ramena à lui le bienheureux agent :

- On sonne ! Qu'est-ce que c'est ?'

Anissi eut un sursaut, d'un coup tout lui revint à l'esprit, et il s'arracha à l'étreinte à la fois douce et étonnamment tenace.

" Le signal convenu ! La souricière s'est refermée ! " Oh, comme c'était mal ! Comment pouvait-on manquer ainsi à son devoir ! "

- Pardon', bredouilla-t-il, je révien' tout dé souite.

Il tâtonna dans l'obscurité pour trouver son cafetan et ses chaussures, et s'élança vers la porte, sans se retourner au son de la voix insistante qui n'arrêtait pas de poser des questions.

1. En français dans le texte.

129

Sitôt dans le couloir, il ferma la porte à double tour. Voilà, comme ça elle ne risquait plus de s'envoler. Cette pièce avait une particularité : ses fenêtres étaient pourvues de barreaux d'acier. Le grincement de la clé dans la serrure lui déchira le cour, mais le devoir était le devoir.

Anissi s'éloigna résolument en traînant ses babouches le long du couloir. Sur le palier du premier étage, la lune, qui pénétrait par la fenêtre du couloir, éclaira brusquement une silhouette blanche se pressant à sa rencontre. Un miroir !

L'espace d'un court instant, Tioulpanov s'immobilisa, essayant de distinguer son visage dans le noir. Non, ce ne pouvait pas être lui, Anissi, fils d'un diacre et frère d'une simple d'esprit ! A en juger par l'éclat du bonheur qui se reflétait dans ses yeux (d'ailleurs, c'était tout ce qu'on voyait), ce ne pouvait être que quelqu'un d'autre, un homme inconnu d'Anissi.

Ouvrant la porte de la chambre d'" Akhmad-khan ", il entendit la voix d'Eraste Pétrovitch :

- ... vous devrez payer pour toutes vos frasques, monsieur le plaisantin. Pour les chevaux du banquier Poliakov, pour la " rivière d'or " du marchand Patrikéiev, pour le lord anglais et pour la loterie. Egalement pour votre conduite scandaleuse à mon égard et pour m'avoir obligé depuis cinq jours à m'enduire de brou de noix et à porter un stupide turban.

Tioulpanov savait déjà une chose : le fait que le conseiller aulique cessât de bégayer était mauvais signe. De deux choses l'une : soit monsieur Fando-rine se trouvait dans un état d'extrême tension, soit

130

il était dans une colère noire. Pour l'heure, il s'agissait à l'évidence de la seconde hypothèse.

Dans la chambre, le tableau se présentait de la manière suivante : la vieille Géorgienne était assise par terre à côté du lit, son nez monumental bizarrement déplacé. Derrière, fronçant ses rares sourcils d'un air féroce et ses mains appuyées sur les hanches en une posture guerrière, se tenait Massa, vêtu d'une longue chemise de nuit. Eraste Pétrovitch quant à lui était dans un coin de la pièce, assis dans un fauteuil dont il tapotait l'accoudoir avec un cigare éteint. Son visage était impassible, sa voix faussement nonchalante, mais on y percevait une telle rage contenue qu'Anissi en frissonna.