Se tournant vers son assistant, le chef demanda :
- Alors ? L'oisillon ?
- Dans la cage, annonça crânement Tioulpanov en brandissant la clé à double panneton.
La " duègne " regarda la main triomphalement levée de l'agent et secoua la tête d'un air sceptique.
- Ah, ah, monsieur l'eunuque, tonna la vieille femme au nez tordu, d'une voix de baryton si sonore et si puissante qu'Anissi en tressaillit. La tête chauve vous va très bien.
Sur quoi, l'infâme mégère tira une large langue rouge.
- Et, quant à vous, c'est la tenue de femme qui vous va parfaitement, rétorqua Anissi, mortifié, en portant instinctivement la main à son crâne nu.
- B-bravo, dit Fandorine, appréciant l'esprit de repartie de son assistant. Et vous, monsieur le Valet, je vous conseillerais de ne pas jouer les matamores. Vous êtes en mauvaise posture car, cette fois, vous avez été pris la main dans le sac.
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L'avant-veille, quand la " princesse Tchkhar-tichvili " était apparue à la promenade en compagnie de sa duègne, Anissi avait manifesté son trouble :
" Vous disiez, chef, qu'ils n'étaient que deux, le Valet de Pique et la fille, or maintenant voilà qu'il y a aussi cette vieille femme.
- Vieille femme vous-même, Tioulpanov, avait murmuré le " prince " entre ses dents, tout en saluant cérémonieusement une dame venant d'en face. C'est lui, voyons, notre Momus. Un virtuose du déguisement, on ne peut pas dire le contraire. Sinon que ses pieds sont un peu grands pour une femme et son regard beaucoup trop dur. Mais c'est bien lui, mon cher. Lui et personne d'autre.
- On l'arrête ? avait discrètement demandé Anissi, tout émoustillé, en faisant mine d'enlever de la neige sur l'épaule de son maître.
- Sous quel prétexte ? D'accord, la fille était à la loterie, et des témoins peuvent le confirmer. Mais lui, personne ne connaît son visage. Pour quel motif l'arrêter ? Parce qu'il se déguise en vieille femme ? Non, je l'ai suffisamment attendu pour vouloir agir dans les règles de l'art. Je le prendrai sur le fait, la main dans le sac. "
Pour être franc, Tioulpanov avait alors pensé que le conseiller aulique jouait un peu trop au plus malin. Mais, comme toujours, Fandorine avait eu raison : le coq de bruyère était tombé dans le panneau et avait été pris dans les règles de l'art. Désormais il ne pouvait plus nier.
Eraste Pétrovitch craqua une allumette, alluma son cigare, puis dit d'un ton sec et impitoyable :
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- Votre principale erreur, cher monsieur, est de vous être permis de faire des blagues à des gens qui ne pardonnent pas qu'on se paye leur tête.
Dans la mesure où le prévenu se taisait et semblait ne s'intéresser qu'à son nez, qu'il essayait de remettre en place, Fandorine jugea nécessaire de préciser :
- Je veux parler, d'abord, du prince Dolgoroukoï, ensuite, de moi-même. Jamais personne n'avait encore osé se railler de ma vie personnelle avec une telle impudence. Et avec des conséquences aussi fâcheuses pour moi.
Le chef eut une grimace de souffrance. Anissi hochait la tête d'un air compatissant, se rappelant ce qu'avait enduré Eraste Pétrovitch jusqu'à ce que se présente l'occasion de quitter la rue Malaïa Nikitskaïa pour la Colline aux Moineaux.
- Cela étant, le coup était habilement monté, je ne le conteste pas, continua Fandorine après s'être ressaisi. Il va de soi que vous allez rendre les affaires de la comtesse, et sans délai de surcroît, avant même le début du procès. Je retirerai ma plainte sur ce point. Afin que le nom d'Ariadna Arkadievna n'ait pas à être cité dans l'enceinte d'un tribunal.
Le conseiller aulique resta un instant pensif, puis hocha la tête comme s'il venait de prendre une décision difficile et se tourna vers Anissi.
- Tioulpanov, si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais ensuite que vous vérifiiez ces affaires d'après la liste établie par Ariadna Arkadievna et que... vous les expédiiez à Saint-Pétersbourg. L'adresse est : Fontanka, résidence du comte et de la comtesse Opraksine.
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Anissi se contenta de pousser un soupir, n'osant exprimer ses sentiments de façon plus directe. Mais Eraste Pétrovitch, visiblement furieux de la décision qu'il avait pourtant été le seul à prendre, se tourna de nouveau vers le prévenu :
- Eh bien, vous vous êtes passablement diverti à mes frais. Or, comme chacun sait, tout plaisir a son prix. Au cours des cinq prochaines années, que vous passerez au bagne, vous aurez tout loisir de tirer de la vie de précieux enseignements. A l'avenir, vous saurez avec qui plaisanter et comment le faire.
A son ton morne, Anissi comprit que le chef était au comble de la fureur.
- Permettez, cher Eraste Pétrovitch, prononça avec désinvolture la vieille Géorgienne (ou plutôt le vieux Géorgien) sans se départir de son inimitable accent. Merci de vous être présenté au moment de m'arrêter, sinon j'aurais continué à vous prendre pour un prince indien. Mais d'où vous viennent tout à coup, je vous le demande, ces cinq années de bagne ? Tenez, comparons nos calculs. Des chevaux, une rivière d'or, un lord, une loterie... je ne comprends rien à ces énigmes. En quoi tout cela me concerne-t-il ? Ensuite, de quelles affaires de comtesse voulez-vous parler ? Si elles appartiennent au comte Opraksine, comment se fait-il qu'elles se trouvent chez vous ? Est-ce à dire que vous vivez avec la femme d'un autre ? Ce n'est pas bien, cher monsieur. Quoique, bien sûr, cela ne me regarde pas. Mais si l'on m'accuse de quelque chose, j'exige d'être confronté avec les témoins ainsi que des preuves. Les preuves, surtout, sont absolument nécessaires.
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Face à un tel culot, Anissi poussa un ah ! et se tourna d'un air inquiet vers le chef. Celui-ci eut un rire mauvais :
- Dans ce cas, j'aimerais savoir ce que vous faites ici. Dans cet étrange accoutrement et à cette heure indue.
- C'est vrai, je me suis conduit comme un imbécile, répondit le Valet avec un reniflement plaintif. Je me suis laissé tenter par l'émeraude. Cela étant, messieurs, cela s'appelle une provocation. Il n'y a qu'à voir les gendarmes qui sont en bas. Nous avons ici tout un complot monté par la police.
- Les gendarmes ne savent pas qui nous sommes, dit fièrement Anissi. Et ils ne font partie d'aucun complot. Pour eux, nous sommes des Asiates.
- Peu importe, répliqua le filou avec un geste négligent de la main. Voyez combien de serviteurs de l'Etat sont rassemblés ici. Et tous contre un malheureux et pauvre homme que vous avez sciemment induit en tentation. Au tribunal, n'importe quel bon avocat pourrait vous faire passer un sale quart d'heure dont vous vous souviendriez longtemps. D'autant que, si j'ai bien compris, votre caillou ne vaut pas un rotin. Un mois de prison, à tout casser. Or vous, Eraste Pétrovitch, vous parlez de cinq ans de bagne. Mes calculs sont plus justes.
- Et ce valet de pique posé sur le lit en présence de deux témoins ? interrogea le conseiller aulique en écrasant rageusement dans le cendrier son cigare à demi consumé.
- C'est vrai, ce n'est pas joli de ma part, reconnut le Valet en baissant la tête d'un air contrit. On peut dire que j'ai fait preuve de cynisme. Je voulais attirer les soupçons sur la bande des Valets de Pique.
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Tout Moscou ne parle que d'eux. En plus d'un mois sous les verrous, je serai condamné à faire pénitence. Mais ce n'est pas grave, je prierai pour le rachat de mes péchés.