Il se signa pieusement plusieurs fois et adressa un clin d'oil à Anissi.
Eraste Pétrovitch tira son menton en avant comme si son col l'étranglait, alors que sa vaste chemise blanche brodée de motifs orientaux était largement ouverte.
- Vous oubliez votre complice. On l'a bel et bien prise sur le fait, à la loterie. Je ne pense pas qu'elle accepterait d'aller en prison sans vous.
- C'est vrai, Mimi aime la compagnie, admit le prévenu. Seulement, je doute fort qu'elle reste tranquillement à attendre dans votre cage. Permettez-moi, monsieur l'eunuque, de jeter encore un coup d'oil à cette petite clé.
Anissi, après un regard au chef, serra plus fort la clé et la montra de loin au Valet.
- En effet, je ne me suis pas trompé, dit-il avec un hochement de tête. Une serrure antédiluvienne, genre " coffre de grand-mère ". Avec une épingle à cheveux, ma petite Mimi vous ouvre ça en une seconde.
Le conseiller aulique et son assistant s'élancèrent simultanément. Fandorine cria quelque chose à Massa en japonais : " Ne le quitte pas des yeux " ou quelque chose d'équivalent. Le Japonais saisit fermement le Valet par les épaules. Tioulpanov ne vit pas ce qui se passa ensuite, car il était déjà dans le couloir.
Ils dévalèrent l'escalier, traversèrent le vestibule en passant devant les gendarmes ébahis.
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Hélas, la porte de la chambre de " Tarik-bey " était grande ouverte. L'oiseau s'était envolé !
Gémissant comme en proie à une rage de dents, Eraste Pétrovitch se précipita dans le vestibule, Anissi sur ses talons.
- Où est-elle ? rugit le conseiller aulique, s'adressant au maréchal des logis.
Ce dernier resta bouche bée, ahuri d'entendre le prince indien s'exprimer tout à coup dans le russe le plus pur.
- Réponds et plus vite que ça ! cria Fandorine au soldat. Où est la fille ?
- C'est que... (A tout hasard, l'homme enfonça son casque sur sa tête et se mit au garde-à-vous.) Elle est sortie il y a environ cinq minutes. Elle a dit que la femme qui l'accompagnait restait encore un peu.
- Cinq minutes ! répéta nerveusement Eraste Pétrovitch. Tioulpanov, on part à sa poursuite ! Et vous, ouvrez l'oil !
Ils dévalèrent les marches du perron, traversèrent à toutes jambes le jardin et franchirent d'un bond le portail.
- Je vais à droite, vous à gauche ! ordonna le chef.
Anissi partit en clopinant. Une de ses babouches resta plantée dans la neige, et il dut continuer en sautant sur un pied. A l'extrémité de la grille, il vit devant lui le ruban blanc de la route, des arbres noirs et des bosquets. Pas âme qui vive. Tioulpanov se mit à tourner sur lui-même comme une poule à qui on vient de couper la tête. Où chercher ? Dans quelle direction courir ?
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En bas du ravin, sur la rive opposée du fleuve gelé, dans son énorme calice noir, s'étendait la ville gigantesque. On la voyait à peine ; seule, ça et là, une rue égrenait son chapelet de réverbères. Cependant, pour être noire, la nuit n'était pas vide, mais animée d'un souffle évident : en bas, dans le lointain, quelque chose respirait, soupirait, gémissait. Un coup de vent balaya une poussière blanche à ras du sol, et, sous son cafetan léger, Anissi sentit le froid qui le pénétrait jusqu'aux os.
Il fallait rentrer. Peut-être Eraste Pétrovitch avait-il eu plus de chance que lui.
Ils se retrouvèrent devant le portail. Le chef, hélas, revenait lui aussi bredouille.
Tremblant de froid, les deux " Indiens " coururent se réfugier dans la maison.
Curieusement, les gendarmes n'étaient plus à leur poste. Du premier étage, en revanche, parvenaient des bruits violents, des injures et des cris.
- Qu'est-ce que c'est que ce charivari ! s'exclama le chef.
Sans avoir eu le temps de reprendre leur souffle après leur course folle, Fandorine et Anissi se ruèrent dans l'escalier.
Dans la chambre, tout était sens dessus dessous. Les deux gendarmes étaient cramponnés aux épaules d'un Massa tout débraillé et glapissant de rage, tandis que, tout en essuyant sa bouche ensanglantée, le maréchal des logis pointait son revolver sur le Japonais.
- Où est-il ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant de tous côtés.
- Qui ça ? répondit le maréchal des logis, éberlué, avant de cracher une dent.
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- Le Valet ! cria Anissi. Enfin, je veux dire la vieille femme !
Massa baragouina quelque chose dans son sabir, mais le gendarme à moustaches grises lui planta le canon de son arme dans le ventre :
- La ferme, mécréant! Eh bien voilà, votre. .. (Le soldat s'interrompit, ne sachant pas comment s'adresser à ce curieux chef.) Eh bien voilà, Votre Indianité : on est en bas, on ouvre les yeux, conformément aux ordres. Tout à coup, en haut, on entend crier la bonne femme. " Gardes, gardes, qu'elle crie, on m'assassine ! A l'aide ! " Nous, on monte. On regarde, et qu'est-ce qu'on voit ? Ce type avec ses yeux bridés avait renversé par terre la vieille femme qu'on avait vue plus tôt avec la demoiselle et il la tenait par le cou. Elle, la pauvre : " A l'aide, qu'elle crie. Cet affreux Chinois est entré subrepticement et s'est jeté sur moi ! " L'autre marmonne dans sa langue : " Om-om ! " C'est qu'il est costaud, le démon. Regardez, il m'a arraché une dent, et Terechenko, il lui a défoncé la pommette.
- Où est-elle, où est la vieille femme ? questionna le conseiller aulique en saisissant le maréchal des logis par les épaules, et avec force apparemment, car l'homme devint blanc comme un linge.
- Eh ben, elle est là, prononça-t-il d'une voix sifflante. Elle n'a pas pu s'envoler. Elle a pris peur et s'est tapie dans un coin. On va la trouver. Mais vous ne voudriez pas... Oh, vous me faites mal !
Eraste Pétrovitch et Anissi échangèrent un regard silencieux.
- On essaie à son tour de le rattraper ? demanda avec empressement Tioulpanov en enfonçant ses pieds dans ses babouches.
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- Non, nous avons assez couru comme cela et suffisamment amusé monsieur Momus, répondit le conseiller aulique d'une voix éteinte.
Il lâcha le gendarme, s'assit dans le fauteuil et laissa tomber ses bras de chaque côté dans un geste d'impuissance. Le visage du chef subit d'étranges modifications. Sur son front lisse apparut un pli transversal, les commissures de sa bouche s'affaissèrent progressivement, ses paupières se plissèrent. Puis ses épaules furent agitées de soubresauts, au point qu'Anissi craignit sérieusement de voir Eraste Pétrovitch éclater en sanglots.
C'est alors que Fandorine s'asséna une grande tape sur le genou et partit d'un rire silencieux, irrépressible et totalement inconsidéré.
La " Grande Opération "
Ayant ramassé le pan de sa robe, Momus partit à toutes jambes, longea la grille, passa devant des villas désertes et continua en direction de la chaussée de Kalouga. Il se retournait de temps à autre pour s'assurer qu'il n'était pas poursuivi, auquel cas il aurait plongé dans les buissons qui, le Seigneur en soit loué, poussaient en abondance de chaque côté du chemin.
Alors qu'il venait de dépasser une sapinière enneigée, une petite voix plaintive le héla :
- Momus, te voilà enfin ! Je suis complètement gelée.
De sous les larges branches d'un sapin, surgit Mimi, qui se frottait frileusement les mains. Soulagé, Momus se laissa choir sur le bas-côté et ramassa une poignée de neige, qu'il appliqua sur son front ruisselant de sueur. Son maudit nez avait définitivement glissé de côté. Momus arracha le faux appendice et le lança avec force sur une congère, où il s'enfouit.
- Ouf, dit-il. Il y a longtemps que je n'avais pas couru comme ça.
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Mimi, l'air coupable, s'assit à côté de lui et appuya la tête sur son épaule.
- Mon petit Momus, je dois t'avouer...
- Avouer quoi ? demanda-t-il, sur ses gardes.
- Ce n'est pas ma faute, parole d'honneur... C'est que... Enfin, bref, ce n'était pas un eunuque.
- Je le sais, grommela Momus. (Et, d'un geste rageur, il fit tomber les aiguilles de pin qui s'étaient accrochées à la manche de Mimi.) C'était notre cher monsieur Fandorine et son Leporello de la gendarmerie. Ils m'ont eu, et dans les grandes largeurs.